Page 220 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Il était évident que la providence s’en mêlait. C’était elle qui avait brisé
                  la roue du tilbury et qui l’arrêtait en route. Il ne s’était pas rendu à cette
                  espèce de première sommation ; il venait de faire tous les efforts possibles
                  pour continuer son voyage ; il avait loyalement et scrupuleusement épuisé
                  tous les moyens ; il n’avait reculé ni devant la saison, ni devant la fatigue, ni
                  devant la dépense ; il n’avait rien à se reprocher. S’il n’allait pas plus loin,
                  cela ne le regardait plus. Ce n’était plus sa faute, c’était, non le fait de sa
                  conscience, mais le fait de la providence.
                     Il respira. Il respira librement et à pleine poitrine pour la première fois
                  depuis la visite de Javert. Il lui semblait que le poignet de fer qui lui serrait
                  le cœur depuis vingt heures, venait de le lâcher.
                     Il lui paraissait que maintenant Dieu était pour lui, et se déclarait.
                     Il se dit qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait, et qu’à présent il n’avait qu’à
                  revenir sur ses pas, tranquillement.
                     Si  sa  conversation  avec  le  charron  eût  eu  lieu  dans  une  chambre  de
                  l’auberge, elle n’eût point eu de témoins, personne ne l’eût entendue, les
                  choses  en  fussent  restées  là,  et  il  est  probable  que  nous  n’aurions  eu  à
                  raconter  aucun  des  évènements  qu’on  va  lire  ;  mais  cette  conversation
                  s’était faite dans la rue. Tout colloque dans la rue produit inévitablement
                  un cercle. Il y a toujours des gens qui ne demandent qu’à être spectateurs.
                  Pendant qu’il questionnait le charron, quelques allants et venants s’étaient
                  arrêtés autour d’eux. Après avoir écouté pendant quelques minutes, un jeune
                  garçon, auquel personne n’avait pris garde, s’était détaché du groupe en
                  courant.
                     Au moment où le voyageur, après la délibération intérieure que nous
                  venons d’indiquer, prenait la résolution de rebrousser chemin, cet enfant
                  revenait. Il était accompagné d’une vieille femme.
                     – Monsieur ; dit la femme, mon garçon me dit que vous avez envie de
                  louer un cabriolet.
                     Cette simple parole, prononcée par une vieille femme que conduisait un
                  enfant, lui fit ruisseler la sueur dans les reins. Il crut voir la main qui l’avait
                  lâché reparaître dans l’ombre derrière lui, toute prête à le reprendre.
                     Il répondit :
                     – Oui, bonne femme, je cherche un cabriolet à louer.
                     Et il se hâta d’ajouter :
                     Mais il n’y en a pas dans le pays.
                     – Si fait, dit la vieille.
                     – Où ça donc ? reprit le charron.
                     – Chez moi, répliqua la vieille.
                     Il tressaillit. La main fatale l’avait ressaisi.






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