Page 217 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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solide ; race laide, mais robuste et saine. L’excellente bête : avait fait cinq
                  lieues en deux heures et n’avait pas une goutte de sueur sur la croupe.
                     Il  n’était  pas  descendu  du  tilbury.  Le  garçon  d’écurie  qui  apportait
                  l’avoine se baissa tout à coup et examina la roue de gauche.
                     – Allez-vous loin comme cela ? dit cet homme.
                     Il répondit, presque sans sortir de sa rêverie :
                     – Pourquoi ?
                     – Venez-vous de loin ? reprit le garçon.
                     – De cinq lieues d’ici.
                     – Ah !
                     – Pourquoi dites-vous : ah ?
                     Le garçon se pencha de nouveau, resta un moment silencieux, l’œil fixé
                  sur la roue, puis se redressa en disant :
                     – C’est que voilà une roue qui vient de faire cinq lieues, c’est possible,
                  mais qui à coup sûr ne fera pas maintenant un quart de lieue.
                     Il sauta à bas du tilbury.
                     – Que dites-vous là, mon ami ?
                     – Je dis que c’est un miracle que vous ayez fait cinq lieues sans rouler,
                  vous et votre cheval, dans quelque fossé de la grande route. Regardez plutôt.
                     La roue en effet était gravement endommagée. Le choc de la malle-poste
                  avait fendu deux rayons et labouré le moyeu dont l’écrou ne tenait plus.
                     – Mon ami, dit-il au garçon d’écurie, il y a un charron ici ?
                     – Sans doute, monsieur.
                     – Rendez-moi le service de l’aller chercher.
                     – Il est là à deux pas. Eh ! maître Bourgaillard !
                     Maître  Bourgaillard,  le  charron,  était  sur  le  seuil  de  sa  porte.  Il  vint
                  examiner la roue et fit la grimace d’un chirurgien qui considère une jambe
                  cassée.
                     – Pouvez-vous raccommoder cette roue sur-le-champ ?
                     – Oui, monsieur.
                     – Quand pourrai-je repartir ?
                     – Demain.
                     – Demain !
                     – Il y a une grande journée d’ouvrage. Est-ce que monsieur est pressé ?
                     – Très pressé. Il faut que je reparte dans une heure au plus tard.
                     – Impossible, monsieur.
                     – Je payerai tout ce qu’on voudra.
                     – Impossible.
                     – Eh bien ! dans deux heures.
                     – Impossible pour aujourd’hui. Il faut refaire deux rais et un moyeu.
                  Monsieur ne pourra repartir avant demain.




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