Page 215 - Les Misérables - Tome I - Fantine
P. 215

V
                                      Bâtons dans les roues



                     Le service des postes d’Arras à Montreuil-sur-Mer se faisait encore à
                  cette époque par de petites malles du temps de l’empire. Ces malles étaient
                  des cabriolets à deux roues, tapissés de cuir fauve au-dedans, suspendus sur
                  des ressorts à pompe, et n’ayant que deux places, l’une pour le courrier,
                  l’autre pour le voyageur. Les roues étaient armées de ces longs moyeux
                  offensifs qui tiennent les autres voitures à distance et qu’on voit encore sur
                  les routes d’Allemagne. Le coffre aux dépêches, immense boîte oblongue,
                  était placé derrière le cabriolet et faisait corps avec lui. Ce coffre était peint
                  en noir et le cabriolet en jaune.
                     Ces voitures auxquelles rien ne ressemble aujourd’hui, avaient je ne sais
                  quoi  de  difforme  et  de  bossu,  et,  quand  on  les  voyait  passer  de  loin  et
                  ramper dans quelque route à l’horizon, elles ressemblaient à ces insectes
                  qu’on appelle, je crois, termites, et qui, avec un petit corsage, traînent un
                  gros arrière-train. Elles allaient, du reste, fort vite. La malle partie d’Arras
                  toutes les nuits à une heure, après le passage du courrier de Paris, arrivait à
                  Montreuil-sur-Mer un peu avant cinq heures du matin.
                     Cette nuit-là, la malle qui descendait à Montreuil-sur-Mer par la route
                  de Hesdin accrocha, au tournant d’une rue, au moment où elle entrait dans
                  la ville, un petit tilbury attelé d’un cheval blanc, qui venait en sens inverse
                  et  dans  lequel  il  n’y  avait  qu’une  personne,  un  homme  enveloppé  d’un
                  manteau. La roue du tilbury reçut un choc assez rude. Le courrier cria à
                  cet homme d’arrêter, mais le voyageur n’écouta pas et continua sa route au
                  grand trot.
                     – Voilà un homme diablement pressé ! dit le courrier.
                     L’homme  qui  se  hâtait  ainsi,  c’est  celui  que  nous  venons  de  voir  se
                  débattre dans des convulsions dignes à coup sûr de pitié.
                     Où allait-il ? Il n’eût pu le dire. Pourquoi se hâtait-il ? Il ne savait. Il
                  allait au hasard devant lui. Où ? À Arras sans doute ; mais il allait peut-
                  être ailleurs aussi. Par moments il le sentait, et il tressaillait. Il s’enfonçait
                  dans cette nuit comme dans un gouffre. Quelque chose le poussait, quelque
                  chose l’attirait. Ce qui se passait en lui, personne ne pourrait le dire, tous le
                  comprendront. Quel homme n’est entré, au moins une fois en sa vie, dans
                  cette obscure caverne de l’inconnu ?
                     Du reste il n’avait rien résolu, rien décidé, rien arrêté, rien fait. Aucun des
                  actes de sa conscience n’avait été définitif. Il était plus que jamais comme
                  au premier moment.
                     Pourquoi allait-il à Arras ?





                  208
   210   211   212   213   214   215   216   217   218   219   220