Page 216 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Il se répétait ce qu’il s’était déjà dit en retenant ; le cabriolet de
Scaufflaire, – que, quel que dût être le résultat, il n’y avait aucun
inconvénient à voir de ses yeux, à juger les choses par lui-même ; – que
cela même était prudent, qu’il fallait savoir ce qui se passerait ; – qu’on
ne pouvait rien décider sans avoir observé et scruté ; – que de loin on se
faisait des montagnes de tout ; – qu’au bout du compte, lorsqu’il aurait vu ce
Champmathieu, quelque misérable, sa conscience serait probablement fort
soulagée de le laisser aller au bagne à sa place ; – qu’à la vérité il y aurait
là Javert, et ce Brevet, ce Chenildieu, ce Cochepaille, anciens forçats qui
l’avaient connu ; mais qu’à coup sûr ils ne le reconnaîtraient pas ; – bah !
quelle idée ! – que Javert en était à cent lieues ; – que toutes les conjectures
et toutes les suppositions étaient fixées sur ce Champmathieu, et que rien
n’est entêté comme les suppositions et les conjectures ; – qu’il n’y avait donc
aucun danger.
Que sans doute c’était un moment noir, mais qu’il en sortirait ; – qu’après
tout il tenait sa destinée, si mauvaise qu’elle voulût être ; dans sa main ; –
qu’il en était le maître. Il se cramponnait à cette pensée.
Au fond, pour tout dire, il eût mieux aimé ne point aller à Arras.
Cependant il y allait.
Tout en songeant, il fouettait le cheval, lequel trottait de ce bon trot réglé
et sûr qui fait deux lieues et demie à l’heure.
À mesure que le cabriolet avançait, il sentait quelque chose en lui qui
reculait.
Au point du jour il était en rase campagne ; la ville de Montreuil-sur-Mer
était assez loin derrière lui. Il regarda l’horizon blanchir ; il regarda, sans les
voir, passer devant ses yeux toutes les froides figures d’une aube d’hiver. Le
matin a ses spectres comme le soir. Il ne les voyait pas, mais, à son insu, et par
une sorte de pénétration presque physique, ces noires silhouettes d’arbres et
de collines ajoutaient à l’état violent de son âme je ne sais quoi de morne
et de sinistre.
Chaque fois qu’il passait devant une de ces maisons isolées qui côtoient
parfois les routes, il se disait : il y a pourtant là-dedans des gens qui dorment !
Le trot du cheval, les grelots du harnais, les roues sur le pavé, faisaient un
bruit doux et monotone. Ces choses-là sont charmantes, quand on est joyeux
et lugubres quand on est triste.
Il était grand jour lorsqu’il arriva à Hesdin. Il s’arrêta devant une auberge
pour laisser souffler le cheval et lui faire donner l’avoine.
Ce cheval était, comme l’avait dit Scaufflaire, de cette petite race du
Boulonnais qui a trop de tête, trop de ventre, et pas assez, d’encolure, mais
qui a le poitrail ouvert, la croupe large, la jambe sèche et fine et le pied
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