Page 221 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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La vieille avait en effet sous un hangar une façon de carriole en osier.
                  Le charron et le garçon d’auberge, désolés que le voyageur leur échappât,
                  intervinrent.
                     – C’était une affreuse guimbarde, – cela était posé à cru sur l’essieu,
                  – il est vrai que les banquettes étaient suspendues à l’intérieur avec des
                  lanières de cuir, – il pleuvait dedans, – les roues étaient rouillées et rongées
                  d’humidité, – cela n’irait pas beaucoup plus loin que le tilbury, – une vraie
                  patache ! – Ce monsieur aurait bien tort de s’y embarquer, – etc., etc.
                     Tout cela était vrai, mais cette guimbarde, cette patache, cette chose,
                  quelle qu’elle fût, roulait sur ses deux roues et pouvait aller à Arras.
                     Il paya ce qu’on voulut, laissa le tilbury à réparer chez le charron pour
                  l’y retrouver à son retour, fit atteler le cheval blanc à la carriole, y monta, et
                  reprit la route qu’il suivait depuis le matin.
                     Au moment où la carriole s’ébranla, il s’avoua qu’il avait eu l’instant
                  d’auparavant une certaine joie de songer qu’il n’irait point où il allait. Il
                  examina cette joie avec une sorte de colère et la trouva absurde. Pourquoi
                  de la joie à revenir en arrière ? Après tout, il faisait ce voyage librement.
                  Personne ne l’y forçait.
                     Et, certainement, rien n’arriverait que ce qu’il voudrait bien.
                     Comme il sortait de Hesdin, il entendit une voix qui lui criait : arrêtez !
                  arrêtez ! Il arrêta la carriole d’un mouvement vif dans lequel il y avait encore
                  je ne sais quoi de fébrile et de convulsif qui ressemblait à de l’espérance.
                     C’était le petit garçon de la vieille.
                     – Monsieur, dit-il, c’est moi qui vous ai procuré la carriole.
                     – Eh bien !
                     – Vous ne m’avez rien donné.
                     Lui  qui  donnait  à  tous  et  si  facilement,  il  trouva  cette  prétention
                  exorbitante et presque odieuse.
                     – Ah ! c’est toi, drôle ? dit-il, tu n’auras rien !
                     Il fouetta le cheval et repartit au grand trot.
                     Il avait perdu beaucoup de temps à Hesdin, il eût voulu le rattraper. Le
                  petit cheval était courageux et tirait comme deux ; mais on était au mois de
                  février, il avait plu, les routes étaient mauvaises. Et puis, ce n’était plus le
                  tilbury. La carriole était dure et très lourde. Avec cela force montées.
                     Il mit près de quatre heures pour aller de Hesdin à Saint-Pol. Quatre
                  heures pour cinq lieues.
                     À Saint-Pol il détela à la première auberge venue, et fit mener le cheval
                  à l’écurie. Comme il l’avait promis à Scaufflaire, il se tint près du râtelier
                  pendant que le cheval mangeait. Il songeait à des choses tristes et confuses.
                     La femme de l’aubergiste entra dans l’écurie.
                     – Est-ce que monsieur ne veut pas déjeuner ?




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