Page 224 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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blanchâtres dans les nuages. Un grand vent qui venait de la mer faisait dans
                  tous les coins de l’horizon le bruit de quelqu’un qui remue des meubles. Tout
                  ce qu’on entrevoyait avait des attitudes de terreur. Que de choses frissonnent
                  sous ces vastes souffles de la nuit !
                     Le froid le pénétrait. Il n’avait pas mangé depuis la veille. Il se rappelait
                  vaguement son autre course nocturne dans la grande plaine aux environs de
                  Digne. Il y avait huit ans, et cela lui semblait hier.
                     Une heure sonna à quelque clocher lointain, il demanda au garçon :
                     – Quelle est cette heure ?
                     – Sept heures, monsieur. Nous serons à Arras à huit. Nous n’avons plus
                  que trois lieues.
                     En ce moment il fit pour la première fois cette réflexion, – en trouvant
                  étrange qu’elle ne lui fût pas venue plus tôt : – que c’était peut-être inutile,
                  toute la peine qu’il prenait ; qu’il ne savait seulement pas l’heure du procès ;
                  qu’il aurait dû au moins s’en informer ; qu’il était extravagant d’aller ainsi
                  devant soi sans savoir si cela servirait à quelque chose. – Puis il ébaucha
                  quelques calculs dans son esprit : – qu’ordinairement les séances des cours
                  d’assises commençaient à neuf heures du matin ; – que cela ne devait pas
                  être long, cette affaire-là ; – que le vol de pommes, ce serait très court ; –
                  qu’il n’y aurait plus ensuite qu’une question d’identité ; – quatre ou cinq
                  dépositions, peu de chose à dire pour les avocats ; – qu’il allait arriver lorsque
                  tout serait fini !
                     Le postillon fouettait les chevaux. Ils avaient passé la rivière et laissé
                  derrière eux Mont-Saint-Éloy.
                     La nuit devenait de plus en plus profonde.

                                                    VI
                             La sœur Simplice mise à l’épreuve



                     Cependant, en ce moment-là même, Fantine était dans la joie.
                     Elle  avait  passé  une  très  mauvaise  nuit.  Toux  affreuse,  redoublement
                  de fièvre ; elle avait eu des songes. Le matin, à la visite du médecin, elle
                  délirait. Il avait eu l’air alarmé et avait recommandé qu’on le prévînt dès
                  que M. Madeleine viendrait.
                     Toute la matinée elle fut morne, parla peu, et fit des plis à ses draps en
                  murmurant à voix basse des calculs qui avaient l’air d’être des calculs de
                  distances. Ses yeux étaient caves et fixes. Ils paraissaient presque éteints, et
                  puis, par moments, ils se rallumaient et resplendissaient comme des étoiles.
                  Il semble qu’aux approches d’une certaine heure sombre, la clarté du ciel
                  emplisse ceux que quitte la clarté de la terre.




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