Page 225 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Chaque fois que la sœur Simplice lui demandait comment elle se trouvait,
                  elle répondait invariablement : – Bien. Je voudrais voir monsieur Madeleine.
                     Quelques mois auparavant, à ce moment où Fantine venait de perdre
                  sa dernière pudeur, sa dernière honte et sa dernière joie, elle était l’ombre
                  d’elle-même ; maintenant elle en était le spectre. Le mal physique avait
                  complété l’œuvre du mal moral. Cette créature de vingt-cinq ans avait le
                  front ridé, les joues flasques, les narines pincées, les dents déchaussées, le
                  teint plombé, le cou osseux, les clavicules saillantes, les membres chétifs,
                  la peau terreuse, et ses cheveux blonds poussaient mêlés de cheveux gris.
                  Hélas ! comme la maladie improvise la vieillesse !
                     À midi, le médecin revint, il fit quelques prescriptions, s’informa si M. le
                  maire avait paru à l’infirmerie, et branla la tête.
                     M. Madeleine venait d’habitude à trois heures voir la malade. Comme
                  l’exactitude était de la bonté, il était exact.
                     Vers deux heures et demie, Fantine commença à s’agiter. Dans l’espace
                  de vingt minutes, elle demanda plus de dix fois à la religieuse : – Ma sœur,
                  quelle heure est-il ?
                     Trois heures sonnèrent. Au troisième coup, Fantine se dressa sur son
                  séant, elle qui d’ordinaire pouvait à peine remuer dans son lit ; elle joignit
                  dans une sorte d’étreinte convulsive ses deux mains décharnées et jaunes,
                  et la religieuse entendit sortir de sa poitrine un de ces soupirs profonds qui
                  semblent soulever un accablement. Puis Fantine se tourna et regarda la porte.
                     Personne n’entra ; la porte ne s’ouvrit point.
                     Elle resta ainsi un quart d’heure, l’œil attaché sur la porte, immobile et
                  comme retenant son haleine. La sœur n’osait lui parler. L’église sonna trois
                  heures un quart. Fantine se laissa retomber sur l’oreiller.
                     Elle ne dit rien et se remit à faire des plis à son drap.
                     La demi-heure passa, puis l’heure. Personne ne vint. Chaque fois que
                  l’horloge sonnait, Fantine se dressait et regardait du côté de la porte, puis
                  elle retombait.
                     On voyait clairement sa pensée, mais elle ne prononçait aucun nom, elle
                  ne se plaignait pas, elle n’accusait pas. Seulement elle toussait d’une façon
                  lugubre. On eût dit que quelque chose d’obscur s’abaissait sur elle. Elle était
                  livide et avait les lèvres bleues. Elle souriait par moments.
                     Cinq  heures  sonnèrent.  Alors  la  sœur  l’entendit  qui  disait  très  bas  et
                  doucement : – Mais puisque je m’en vais demain, il a tort de ne pas venir
                  aujourd’hui !
                     La sœur Simplice elle-même était surprise du retard de M. Madeleine.
                     Cependant Fantine regardait le ciel de son lit. Elle avait l’air de chercher à
                  se rappeler quelque chose. Tout à coup elle se mit à chanter d’une voix faible
                  comme un souffle. La religieuse écouta. Voici ce que Fantine chantait :




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