Page 76 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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IV
                         Détails sur les fromageries de Pontarlier



                     Maintenant, pour donner une idée de ce qui se passa à cette table, nous
                  ne  saurions  mieux  faire  que  de  transcrire  ici  un  passage  d’une  lettre  de
                  mademoiselle Baptistine à madame de Boischevron, où la conversation du
                  forçat et de l’évêque est racontée avec une minutie naïve :
                     « … Cet homme ne faisait aucune attention à personne. Il mangeait avec
                  une voracité d’affamé. Cependant, après le souper, il a dit :
                     – Monsieur le curé du bon Dieu, tout ceci est encore bien trop bon pour
                  moi, mais je dois dire que les rouliers qui n’ont pas voulu me laisser manger
                  avec eux font meilleure chère que vous.
                     Entre nous, l’observation m’a un peu choquée. Mon frère a répondu :
                     – Ils ont plus de fatigue que moi.
                     – Non, a repris cet homme, ils ont plus d’argent. Vous êtes pauvre, je vois
                  bien. Vous n’êtes peut-être pas même curé. Êtes-vous curé seulement ? Ah !
                  par exemple, si le bon Dieu était juste, vous devriez bien être curé.
                     – Le bon Dieu est plus que juste, a dit mon frère.
                     Un moment après il a ajouté :
                     – Monsieur Jean Valjean, c’est à Pontarlier que vous allez ?
                     – Avec itinéraire obligé.
                     Je crois bien que c’est comme cela que l’homme a dit. Puis il a continué :
                     – Il faut que je sois en route demain au point du jour. Il fait dur voyager.
                  Si les nuits sont froides, les journées sont chaudes.
                     – Vous allez là, a repris mon frère, dans un bon pays. À la révolution,
                  ma famille a été ruinée, je me suis réfugié en Franche-Comté d’abord, et j’y
                  ai vécu quelque temps du travail de mes bras. J’avais de la bonne volonté.
                  J’ai trouvé à m’y occuper. On n’a qu’à choisir. Il y a des papeteries, des
                  tanneries, des distilleries, des huileries, des fabriques d’horlogerie en grand,
                  des fabriques d’acier, des fabriques de cuivre, au moins vingt usines de
                  fer, dont quatre à Lods, à Châtillon, à Audincourt et à Beure qui sont très
                  considérables…
                     Je crois ne pas me tromper et que ce sont bien là les noms que mon frère
                  a cités, puis il s’est interrompu et m’a adressé la parole.
                     – Chère sœur, n’avons-nous pas des parents dans ce pays-là ?
                     J’ai répondu :
                     – Nous en avions, entre autres M. de Lucenet qui était capitaine des portes
                  à Pontarlier dans l’ancien régime.
                     – Oui, a repris mon frère, mais en 93 on n’avait plus de parents, on n’avait
                  que ses bras. J’ai travaillé. Ils ont dans le pays de Pontarlier, où vous allez,




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