Page 79 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Au moment où ils traversaient cette chambre, madame Magloire serrait
                  l’argenterie dans le placard qui était au chevet du lit. C’était le dernier soin
                  qu’elle prenait chaque soir avant de s’aller coucher.
                     L’évêque  installa  son  hôte  dans  l’alcôve.  Un  lit  blanc  et  frais  y  était
                  dressé. L’homme posa le flambeau sur une petite table.
                     – Allons, dit l’évêque, faites une bonne nuit. Demain matin, avant de
                  partir, vous boirez une tasse de lait de nos vaches, tout chaud.
                     – Merci, monsieur l’abbé, dit l’homme.
                     À peine eut-il prononcé ces paroles pleines de paix que, tout à coup et sans
                  transition, il eut un mouvement étrange et qui eût glacé d’épouvante les deux
                  saintes filles, si elles en eussent été témoins. Aujourd’hui même il nous est
                  difficile de nous rendre compte de ce qui le poussait en ce moment. Voulait-
                  il donner un avertissement ou jeter une menace ? Obéissait-il simplement
                  à une sorte d’impulsion instinctive et obscure pour lui-même ? Il se tourna
                  brusquement vers le vieillard, croisa les bras, et, fixant sur son hôte un regard
                  sauvage, il s’écria d’une voix rauque :
                     – Ah çà ! décidément ! vous me logez chez vous, près de vous comme
                  cela !
                     Il  s’interrompit  et  ajouta  avec  un  rire  où  il  y  avait  quelque  chose  de
                  monstrueux :
                     – Avez-vous bien fait toutes vos réflexions ? Qui est-ce qui vous dit que
                  je n’ai pas assassiné ?
                     L’évêque répondit :
                     – Cela regarde le bon Dieu.
                     Puis, gravement et remuant les lèvres comme quelqu’un qui prie ou qui se
                  parle à lui-même, il dressa les deux doigts de sa main droite et bénit l’homme
                  qui ne se courba pas, et, sans tourner la tête et sans regarder derrière lui, il
                  rentra dans sa chambre.
                     Quand l’alcôve était habitée, un grand rideau de serge tiré de part en part
                  dans l’oratoire cachait l’autel. L’évêque s’agenouilla en passant devant ce
                  rideau et fit une courte prière.
                     Un moment après, il était dans son jardin, marchant, rêvant, contemplant,
                  l’âme et la pensée tout entières à ces grandes choses mystérieuses que Dieu
                  montre la nuit aux yeux qui restent ouverts.
                     Quant à l’homme, il était vraiment si fatigué qu’il n’avait même pas
                  profité de ces bons draps blancs. Il avait soufflé sa bougie avec sa narine à la
                  manière des forçats et s’était laissé tomber tout habillé sur le lit, où il s’était
                  tout de suite profondément endormi.
                     Minuit  sonnait  comme  l’évêque  rentrait  de  son  jardin  dans  son
                  appartement.
                     Quelques minutes après, tout dormait dans la petite maison.




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