Page 77 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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monsieur Valjean, une industrie toute patriarcale et toute charmante, ma
sœur. Ce sont leurs fromageries qu’ils appellent fruitières.
Alors mon frère, tout en faisant manger cet homme, lui a expliqué très en
détail ce que c’était que les fruitières de Pontarlier ; – qu’on en distinguait
deux sortes : – les grosses granges, qui sont aux riches, et où il y a quarante
ou cinquante vaches, lesquelles produisent sept à huit milliers de fromages
par été ; les fruitières d’association, qui sont aux pauvres ; ce sont les
paysans de la moyenne montagne qui mettent leurs vaches en commun
et partagent les produits. – Ils prennent à leurs gages un fromager qu’ils
appellent le grurin ; – le grurin reçoit le lait des associés trois fois par jour et
marque les quantités sur une taille double ; – c’est vers la fin d’avril que le
travail des fromageries commence ; c’est vers la mi-juin que les fromagers
conduisent leurs vaches dans la montagne.
L’homme se ranimait tout en mangeant. Mon frère lui faisait boire de ce
bon vin de Mauves dont il ne boit pas lui-même parce qu’il dit que c’est
du vin cher. Mon frère lui disait tous ces détails avec cette gaîté aisée que
vous lui connaissez, entremêlant ses paroles de façons gracieuses pour moi.
Il est beaucoup revenu sur ce bon état de grurin, comme s’il eût souhaité
que cet homme comprit, sans le lui conseiller directement et durement, que
ce serait un asile pour lui. Une chose m’a frappée. Cet homme était ce que
je vous ai dit. Eh bien ! mon frère, pendant tout le souper, ni de toute la
soirée, à l’exception de quelques paroles sur Jésus quand il est entré, n’a
pas dit un mot qui pût rappeler à cet homme qui il était ni apprendre à
cet homme qui était mon frère. C’était bien une occasion en apparence de
faire un peu de sermon et d’appuyer l’évêque sur le galérien pour laisser la
marque du passage. Il eût paru peut-être à un autre que c’était le cas, ayant
ce malheureux sous la main, de lui nourrir l’âme en même temps que le
corps et de lui faire quelque reproche assaisonné de morale et de conseil,
ou bien un peu de commisération avec exhortation de se mieux conduire
à l’avenir. Mon frère ne lui a même pas demandé de quel pays il était, ni
son histoire. Car dans son histoire il y a sa faute, et mon frère semblait
éviter tout ce qui pouvait l’en faire souvenir. C’est au point qu’à un certain
moment, comme mon frère parlait des montagnards de Pontarlier qui ont un
doux travail près du ciel et qui, ajoutait-il, sont heureux parce qu’ils sont
innocents, il s’est arrêté court, craignant qu’il n’y eût dans ce mot qui lui
échappait quelque chose qui pût froisser l’homme. À force d’y réfléchir, je
crois avoir compris ce qui se passait dans le cœur de mon frère. Il pensait
sans doute que cet homme, qui s’appelle Jean Valjean, n’avait que trop sa
misère présente à l’esprit, que le mieux était de l’en distraire, et de lui faire
croire, ne fût-ce qu’un moment, qu’il était une personne comme une autre, en
étant pour lui tout ordinaire. N’est-ce pas là en effet bien entendre la charité ?
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