Page 11 - Bouffe volume 3 - Surgelée
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lorsque la vaisselle du souper est propre et qu’on a traversé l’hiver.
« La mémoire collective des Aca- diens », selon l’historien Maurice Basque, « n’a pas retenu [les] moments conlictuels » de la longue histoire entre Acadiens et Autochtones. « On a construit une belle histoire de grande amitié, alors qu’en fait, on connaît très mal la réalité des Amérindiens au Nouveau-Brunswick 9. » L’acharnement envers les événements de l’île Sainte- Croix, à travers les diférents récits des peuples, est devenu évident lors de la commémoration du 400e anniversaire de la naissance de l’Acadie 10. À cette occasion, le chef de la nation Passama- quoddy du Nouveau-Brunswick, Hugh Akagi, a prononcé un discours percu- tant à ce sujet : « Mon peuple a fait preuve de noblesse en acceptant d’au- tres cultures sur son territoire. Ce geste mérite le respect. Si vous ressentez le besoin de célébrer votre survie à un hiver sur notre territoire, alors nous éprouvons encore plus le besoin de célébrer notre existence en ces lieux depuis des milliers d’années 11. »
Ce n’est pas qu’à l’île Sainte-Croix que le récit de notre histoire est ainsi traiqué. L’auteur et membre de l’Ordre du Canada homas King, dans son essai L’Indien malcommode : Un portrait inattendu des Autochtones d’Amérique du Nord, donne son opinion sur le su- jet : « La vérité, c’est que dans la sphère publique, dans la conscience collec- tive, l’histoire des Indiens d’Amérique du Nord a été largement oubliée; il ne nous reste plus qu’une collection d’artefacts et, encore plus, des sujets d’amusement 12. »
L’Ordre de Bon Temps est à peine passé qu’on a vite oublié l’objet de sa création. Pratiquement dès l’entrée en vigueur de la Constitution canadienne, et pour une grande partie de l’histoire de notre jeune pays, les autorités im- périalistes se servent de la nourriture non pas pour rassembler, mais pour coloniser. Comme de nombreux his- toriens le démontrent, des politiques sont mises en vigueur avec l’ultime intention de défaire les communautés autochtones de leurs terres et de leur culture. L’élaboration de la Loi sur les Indiens, la mise en place d’un système de réserves et la création d’écoles rési- dentielles viennent ainsi déranger les pratiques alimentaires des peuples autochtones 13.
Dans le développement du réseau ferroviaire qui vient unir le pays d’un
océan à l’autre, le gouvernement de
John A. Macdonald, qui est à l’époque
premier ministre et ministre des Af-
faires autochtones, doit accéder à des
terres occupées par les Autochtones 11 des plaines. Pour arriver à ses ins, Macdonald prive ceux-ci de nourritu-
re, alors que leur alimentation est déjà grandement touchée par l’extinction du bison. Il se vante de tenir la popu- lation autochtone « à la limite de la fa- mine » ain de faire taire les critiques de dilapidation de fonds à son égard. Les Autochtones n’ont d’autre choix que de renier leur liberté et leurs terres et de s’entasser dans les réserves en échange d’approvisionnement 14.
Publié l’an dernier, le rapport inal de la Commission de vérité et réconcili- ation du Canada (CVR) vient démontrer comment les pensionnats autochtones font aussi partie des éléments clés du génocide culturel mené par le gouver- nement canadien 15. En plus de l’abus quotidien auquel font face les élèves, il y a la malnutrition, la faim et, à de nombreuses reprises, la soumission au jeûne en guise de punition 16. Dans cer- taines institutions, comme le démon- tre une étude récente de l’historien Ian Mosby, des scientiiques et des nutri- tionnistes vont même jusqu’à réaliser des expériences biomédicales sans consentement où ils imposent la faim aux étudiants 17.
Comme le révèle la CVR, le système d’éducation des pensionnats a pour sa part causé un traumatisme intergéné- rationnel chez les survivants et leurs familles. Les problèmes de santé que l’on retrouve de nos jours chez de nom- breuses communautés autochtones, tels le haut taux de diabète, la haute pression et l’obésité, sont interprétés comme des séquelles directes de l’at- tentat au génocide culturel 18. « Un trop grand nombre de Canadiens, airme la CVR, ne savent pas grand-chose, voir rien du tout, sur les racines histo- riques » des déis actuels des commu- nautés 19.
Il est grandement temps d’abreuver notre soif de connaissances et de décou- vrir la vérité sur notre passé commun — Inuits, Métis, Premières Nations et autres citoyens canadiens — ain de guérir ensemble et d’atteindre la récon- ciliation. On ne peut se contenter de festoyer et de fraterniser le temps d’un rude hiver. Il faut reconnaître la place de chacun à table et ensuite faire l’efort de rentrer à temps pour le souper.