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RENCONTRE
un exercice mental tout à fait salutaire qui met l’esprit dans un état d’éveil permanent. Partout, en marchant, on peut comprendre quelque chose du monde, de la nature et de soi-même.
Vers la beauté, toujours ! : c’est une invitation à se mettre en route ?
Un livre est toujours une invitation au voyage, et mar- cher est une pratique universelle, à la portée de la plu- part d’entre nous. Il suffit de se lever et de franchir la porte de chez soi. D’où qu’on soit, on peut s’émerveil- ler ainsi de beaucoup de choses, il faut simplement se rendre disponible. Il n’y a pas de limites dans cette approche du monde, et ça ne coûte que l’effort qu’on se donne. De plus, apprendre à gérer son endurance s’acquiert facilement. La marche est une pratique très démocratique. Tout le monde est à égalité, on peut même se révéler plus fort en étant à priori plus faible. Néanmoins, en aucun cas je ne prône la performance. Ça ne m’intéresse pas de courir dans la montagne. Et je peux aussi bien passer du temps à contempler un moineau en ville, me régaler du tableau d’une espèce ordinaire, je ne traverserai pas le monde pour observer une espèce exotique. Il faut se souvenir que le spec- tacle qu’offre un oiseau est complètement gratuit et, pour moi, il est important de pratiquer ce qui ne coûte pas grand-chose. De même, si on a la chance d’avoir à côté de chez soi une superbe bibliothèque publique, il faut lire les livres. Et d’ailleurs, parfois, commencer à marcher part d’un bon livre, pourquoi pas le mien ? De nombreux auteurs nous engagent à sortir, excitent notre curiosité, nous amènent dans le monde.
Vous accompagnez Rick Bass sur la piste des ours des Pyrénées, mais vous convoquez aussi de nom- breux auteurs « qui vous ont construit ». La plupart sont américains. Est-ce une manière de leur rendre hommage ?
Tous ceux que j’aime ne sont pas dans le livre, mais je considère ceux que je cite comme ma famille. Je ressens un lien de connivence profonde avec des poètes comme Raymond Carver ou encore Charles Bukowski. Ce sont des auteurs qui m’ont libéré de mes complexes de fils d’ouvrier, qui m’ont montré qu’on pouvait venir d’un milieu modeste et devenir écrivain en racontant la vie vraie, brutale parfois, à fleur de peau. Grâce à eux, je me suis autorisé l’écriture. Je me retrouve également dans la famille de ces écri- vains naturalistes américains depuis Thoreau jusqu’à T.C. Boyle ou Rick Bass. Des gens comme Jim Harrison dont j’admire l’élégance du style. Je partage surtout leurs émerveillements et leurs angoisses par rapport au monde comme il va. La conscience écologique s’est éveillée plus tôt aux États-Unis où les intellectuels ont été confrontés directement au génocide des Indiens,
au massacre d’espèces emblématiques, à la marche forcée du progrès et de l’industrialisation dans des pay- sages extrêmes. En Europe, la conscience écologique s’est développée autrement et plus tardivement. La littérature française n’est finalement que très peu tour- née vers la nature ; de manière moins évidente en tout cas. J’ai besoin de retrouver des gens qui éprouvent les mêmes sensations ou émotions que moi, qui par- tagent parfois des démarches militantes analogues. Le combat de Rick Bass pour sauver la vallée du Yaak est exemplaire. J’aurais aussi pu citer Richard Desjardins, ce chanteur québécois qui défend les forêts boréales. J’aspire à rejoindre cette famille d’artistes et d’écri- vains qui prennent leurs responsabilités.
Vous prônez le partage mais vous dites aussi que la nature est « une passion égoïste ». Pourquoi ?
Je préfère toujours marcher avec quelqu’un. Quand je me promène avec ma chérie, mon fils, ou des gens passionnants et aussi différents que Bruno Dumeige, Patrick Luneau,Éric Alibert, ou Rick Bass, ce sont des moments merveilleux. Partager avec quelqu’un la beauté d’un spectacle le rend encore plus beau. La mémoire imprime mieux et le souvenir n'en est que plus fort. Je reste pourtant persuadé que la nature est une passion égoïste dans le sens où ce qui nous lie à la nature touche au cœur de notre intimité. Je cite Edward Abbey, pour qui la nature n’est jamais aussi
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