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RENCONTRE
Cette lenteur s’oppose aux pratiques du tourisme de masse ? Je m’interroge beaucoup sur le tourisme et je n’ai pas la solution. Le tourisme de masse change le compor- tement des gens et les modes de vie. C’est flagrant, par exemple, au Vietnam, à quelques années d’inter- valle. Les Guest houses, restaurants et artisanats pour touristes se sont développés alors que plein de petits métiers ont disparu. Les enfants tendent plus facile- ment la main parce qu’ils sont habitués à ce que les touristes leur donnent. Si je vivais sur place, je ferais certainement pareil. Au sud de Dakar au Sénégal, il y a quelques années, j’ai même dû quitter la zone, tel- lement les prix étaient élevés à cause de l’installation de touristes français. D’un point de vue écologique, le tourisme a des conséquences catastrophiques. J’ai rencontré en Australie un groupe d’Anglais qui avaient pris 11 fois l’avion en quelques jours. On consomme surtout du voyage en collectionnant les endroits dans une logique de surconsommation très destructrice. En Ouganda, aux sources du Nil, j’ai assisté à des cou- chers de soleil magnifiques. Je voyais les gens passer, se prendre en selfie pour envoyer la photo sur leur téléphone, au lieu de prendre le temps de contempler le paysage. Sans vouloir donner des leçons, je trouve dommage de passer à côté du spectacle émotionnel. Il vaut mieux se limiter d’un point de vue quantitatif, et se donner le temps de ressentir un maximum les choses. Pour moi, la vitesse et la consommation dans tous les sens n’amènent pas au bonheur. Or, c’est ce que je cherche en voyageant.
Dans votre livre, vous célébrez souvent la généro- sité et l’hospitalité des gens que vous rencontrez. On a en face de soi le miroir de soi-même. C’est va- lable même en dehors des voyages. Partout où on va, si on arrive avec un sourire, il n’y a aucune raison de se faire agresser. À l’inverse, si vous arrivez quelque part le visage fermé, sans dire bonjour, on ne vous sourira pas. En revanche, les gens que je rencontre ont souvent très peu d’argent, car mes moyens ne me permettent pas de voyager dans les endroits les plus coûteux et je suis toujours impressionné par leur générosité. Nombreux sont ceux qui m’ouvrent leur porte, m’hébergent et me donnent à manger. Je me demande toujours si j’aurais fait pareil à leur place avant de voyager. Sincèrement, je ne suis pas sûr. C’est une vraie leçon de vie et d’humanité que je prends à chaque fois. Le monde va mal, c’est un fait, mais ces gestes de générosité gratuite me donnent un peu d’espoir. Sans cet accueil, je n’aurais certainement plus envie de voyager. En échange, je leur apporte peut-être un peu d’évasion, un moment de partage. Quand je repasse dans les endroits que j’ai visités, je fais souvent la surprise aux gens qui m’ont accueilli. Ils sont toujours ravis de me revoir. C’est rassurant. Ils composent ma famille de voyage en quelque sorte.
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Après la terrible chute que vous racontez dans votre livre, vous pensiez vous arrêter ? Non, d’ailleurs j’ai laissé mon vélo aux États-Unis et je suis revenu en France juste un mois pour la sortie du livre. Au Kenya, en arrivant à l’hôpital après l’acci- dent, j’ai vraiment cru que j’allais mourir. Pourtant, je n’étais pas triste, car j’ai mené la vie que je vou- lais. Mon seul regret était de ne pouvoir confier cette pensée à ma famille et à mon entourage. Finalement, j’ai survécu et si, en rentrant, j’ai pensé un moment tout arrêter, je suis finalement reparti. Depuis 23 ans, j’enchaîne des voyages. C’est devenu un mode de vie. J’ai fait le choix du nomadisme et maintenant j’ai peur surtout du retour. Je ne trouve plus ma place dans la société sédentaire actuelle. Matériellement, je ne sais pas comment je vais pouvoir vivre. Autant je peux vivre sur la route, autant quand on devient sédentaire, il y a davantage de charges. Pour l’instant, je finance mes projets en louant ma maison et en écrivant quelques piges pour Le Petit Bleu d’Agen. Finir mes vieux jours dans une caravane au milieu des bois me conviendrait tout à fait. Mais j’y réfléchirai dans quelques années. Pour l’instant, je veux vivre au présent.
Propos recueillis par Lucie Servin
* Les rayons de la liberté. Éditions du Rouergue - 192 pages - 17 x 24 cm - 25,90 €.
Pour suivre ses aventures : www.jacques-sirat.com Lesotho : de Molumong à Thaba Tseka
Toutes les photos © Jacques Sirat

