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ENVIRONNEMENT
ont perduré. Prendre conscience de cette richesse, c’est comprendre qu’il n’existe pas de modèle agri- cole unique. Les pays industrialisés ont développé une agriculture moto-mécanisée et chimiquée, sou- vent présentée comme la meilleure, la seule possible. Mais l’urgence écologique nous rappelle que non. Avec l’agroécologie, l’idée n’est pas de promouvoir un seul système agricole, mais de faire évoluer loca- lement des systèmes agraires productifs et durables, qui prennent en compte à la fois le contexte envi- ronnemental (le climat, les sols, la biodiversité), les conditions socio-économiques et le contexte culturel des populations.
Si elle s’inspire de modèles anciens, en quoi l’agroécologie est-elle une agriculture d’avenir ?
L’agroécologie ne prône pas un retour en arrière, même s’il va falloir quand même récupérer des savoir-faire anciens que nous avons parfois oubliés, ou encore revenir à des variétés anciennes tolérantes à la présence des agents pathogènes, des insectes prédateurs et des herbes concurrentes. L’agriculture de demain résultera d’une symbiose entre la prise en compte de façon concrète de ces savoir-faire anciens et traditionnels, à condition qu’ils restent pertinents aujourd’hui, et de toutes les connaissances de l’agro- écologie scientifique dans sa capacité à expliquer le fonctionnement et l’optimisation des écosystèmes agricoles. Le passage de l’abattis-brûlis à l’agrofores- terie en Asie est un bon exemple. Il montre quelles ont été les modalités de la transition d’une agriculture extensive qui pouvait avoir du sens à une époque de très faible densité de population, à une agroforeste- rie très hautement productive à l’hectare comme au Kerala, un état indien vallonné et à très forte den- sité démographique, avec 820 habitants/km2. Là-bas, les gens ont su mettre au point un système associant des arbres, des arbustes et des plantes annuelles au ras du sol. L’agriculture d’avenir inspirée par l’agro- écologie ne cherche plus à éradiquer les mauvaises herbes, les champignons pathogènes et les insectes ravageurs, mais s’efforcent d’en minorer les ravages, en choisissant des variétés tolérantes et en mettant en place des barrières naturelles à leur prolifération, en jouant sur des associations d’espèces et variétés végétales bien différentes.
Vous avez toujours voulu éradiquer la faim dans le monde. Comment l’agroécologie peut-elle nourrir tout le monde ?
« Mettre fin à la faim ». C’était sans doute le rêve pré- somptueux d’un ado enthousiaste. J’étais au lycée. À l’époque, l’Inde vivait de terribles famines. Mon prof d’histoire-géo nous avait sensibilisés à ces probléma- tiques de malnutrition en nous demandant de rame- ner une boîte de lait concentré. Si aujourd’hui je récuse le principe de l’aide alimentaire au nom de la charité, sauf dans les cas d’extrêmes urgences, je re- connais que cette démarche m’a sensibilisé aux pro- blèmes de sécurité alimentaire. Mais je défends des méthodes qui permettraient aux populations concer- nées de se nourrir par elles-mêmes correctement et durablement, sans pollution immédiate ni préjudice pour les générations futures, en produisant une ali- mentation saine, localement. La faim et la malnutri- tion n’ont rien à voir avec un manque quelconque de nourriture disponible sur le marché mondial. C’est vrai en France comme au Brésil, qui exporte son maïs, son soja, sa viande et ses agrumes, alors même qu’un grand nombre de Brésiliens pauvres ne parviennent pas à les acheter pour eux-mêmes faute d’un pouvoir d’achat suffisant. Pour être compéti- tifs en Côte d’Ivoire ou au Cameroun, des paysans ont abandonné la culture du manioc, de l’igname ou du sorgho, pour produire du café et du cacao. Pour autant, ils n’arrivent plus à dégager des revenus suffisants pour acheter une nourriture qui n’est plus produite localement. Il faut donc s’attaquer prioritai- rement à la pauvreté et aux inégalités de revenus. Le « libre » échange au sein du commerce internatio- nal est une idée erronée. Mettre en concurrence des gens qui repiquent du riz à la main avec des gens qui sèment au semoir rotatif et qui récoltent à la mois- sonneuse-batteuse, c’est comme mettre en compé- tition un coureur à pied et un pilote de Formule 1. Les peuples du Sud doivent pouvoir se protéger, avec des droits de douane, de nos excédents subvention- nés et vendus à vil prix sur le marché international, pour faire en sorte que les paysanneries soient cor- rectement rémunérées localement. En France, nous exporterons ainsi moins de produits bas de gamme en libérant des terrains pour semer des légumineuses (lupin, féverole...) en substitution au soja brésilien que les Brésiliens pourraient manger. Quand je parle
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