Page 70 - L'AVENTURE DE JABER
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L’Aventure de Jaber
qui l’avaient accompagné, je n’aurai pas cru qu’il échapperait aux gardes avec cette facilité. Seigneur, protège-nous !... Il peut enlever le kohl de l’œil d’une femme sans qu’elle s’en rende compte. (Silence.) Nul n’ose affronter leur regard. Tandis que lui, il a plaisanté avec eux et les a fait rigoler. Nous n’en avons pas cru nos yeux ; mais, vraiment, ils riaient comme s’il les chatouillait. (Silence.) Il a une intuition qui ne le trahit jamais. L’un des gardes a voulu lui piquer ses provisions, la ruse lui est venue immédiatement à l’esprit ; il n’a même pas perdu une bouchée de pain. (Il rit.) J’ai entendu quelques-uns de ses propos : il a raconté une histoire étrange sur sa femme qui complotait pour le tuer car elle lui préférait son amant... Il a dit qu’il avait découvert plusieurs fois du poison dans ses repas et il craignait qu’elle l’ait fait cette fois encore. (Il rit.) Ah ! Si tu avais vu comment les gardes, pris de peur et dégoutés, avaient retiré leurs mains et s’étaient écartés des provisions comme si c’était un chat crevé. Il n’a pas perdu une seule bouchée de pain. (Un long moment de silence puis il poursuit, la voix frémissante d’un ton rêveur.) Il obtiendra tout ce qu’il voudra sans aucune exception. Aucun souhait ne lui fera défaut ! Seigneur, protège-nous ! Il a les capacités pour obtenir ce qu’il veut. Qui imaginait qu’il y aurait un homme ayant l’audace d’affronter ce danger ? Souviens-toi ! Nous étions ensemble quand l’idée a jailli dans son esprit. Nous l’avions cru stupide. Il est sans doute plus habile que nous. Il s’est jeté sur l’occasion comme le faucon et, comme un faucon, il l’a eue. Si j’avais juste un brin de son intelligence, certains rêves m’auraient traversé l’esprit. Seigneur, protège-nous !... Il est sorti de Bagdad comme s’il allait se promener. Un homme comme lui doit se protéger des envieux. MANSOUR, il perd son sang-froid. Sa voix éclate, impatient. - Un homme comme toi, on doit lui bourrer la bouche avec des pierres et la fermer avec de la boue. Arrête ce bavardage... ça fait une heure que tu bavasses. Oublie donc son histoire. Je ne veux plus entendre parler de lui.
YASSER, surpris. - Mes propos te fâchent ? Seigneur, protège-nous ! Je sais que tu l’adores.
MANSOUR. - Je l’adore !... Moi, l’adorer !... Que la peste l’étouffe avant qu’il ne soit loin de Bagdad !
YASSER. - Tu dis ça... pourtant, je sais que tu l’adores. La colère ne cache pas ta tristesse.
Un moment de silence.
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