Page 48 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Quelque temps après l’élévation de M. Myriel à l’épiscopat, l’empereur
l’avait fait baron de l’empire, en même temps que plusieurs autres évêques.
L’arrestation du pape eut lieu, comme on sait, dans la nuit du 5 au
6 juillet 1809 ; à cette occasion, M. Myriel fut appelé par Napoléon au
synode des évêques de France et d’Italie convoqué à Paris. Ce synode se
tint à Notre-Dame et s’assembla pour la première fois le 15 juin 1811 sous
la présidence de M. le cardinal Fesch. M. Myriel fut du nombre des quatre-
vingt-quinze évêques qui s’y rendirent. Mais il n’assista qu’à une séance et à
trois ou quatre conférences particulières. Évêque d’un diocèse montagnard,
vivant si près de la nature, dans la rusticité et le dénuement, il paraît qu’il
apportait parmi ces personnages éminents des idées qui changeaient la
température de l’assemblée. Il revint bien vite à Digne. On le questionna sur
ce prompt retour, il répondit : –Je les gênais. L’air du dehors leur venait par
moi. Je leur faisais l’effet d’une porte ouverte.
Une autre fois il dit : –Que voulez-vous ? ces messeigneurs-là sont des
princes. Moi, je ne suis qu’un pauvre évêque paysan.
Le fait est qu’il avait déplu. Entre autres choses étranges, il lui serait
échappé de dire, un soir qu’il se trouvait chez un de ses collègues les plus
qualifiés : – Les belles pendules ! les beaux tapis ! les belles livrées ! Ce doit
être bien importun ! Oh ! que je ne voudrais pas avoir tout ce superflu-là à
me crier sans cesse aux oreilles : Il y a des gens qui ont faim ! il y a des gens
qui ont froid ! il y a des pauvres ! il y a des pauvres !
Disons-le en passant, ce ne serait pas une haine intelligente que la haine
du luxe. Cette haine impliquerait la haine des arts. Cependant, chez les gens
d’église, en dehors de la représentation et des cérémonies, le luxe est un tort.
Il semble révéler des habitudes peu réellement charitables. Un prêtre opulent
est un contresens. Le prêtre doit se tenir près des pauvres. Or peut-on toucher
sans cesse, et nuit et jour, à toutes les détresses, à toutes les infortunes, à
toutes les indigences, sans avoir soi-même : sur soi un peu de cette misère,
comme la poussière du travail ? Se figure-t-on un homme qui est près d’un
brasier, et qui n’a pas chaud ? Se figure-t-on un ouvrier qui travaille sans
cesse à une fournaise, et qui n’a : ni un cheveu bridé, ni un ongle noirci, ni
une goutte de sueur, ni un grain de cendre au visage ? La première preuve
de la charité chez le prêtre, chez l’évêque surtout, c’est la pauvreté.
C’était là sans doute ce que pensait M. l’évêque de Digne.
Il ne faudrait pas croire d’ailleurs qu’il partageât sur certains points
délicats ce que nous appellerions « les idées du siècle ». Il se mêlait peu
aux querelles théologiques du moment et se taisait sur les questions où sont
compromis l’église et l’état ; mais si on l’eût beaucoup pressé, il paraît qu’on
l’eût trouvé ! plutôt ultramontain que gallican : Comme nous faisons un
portrait et que nous ne voulons rien cacher, nous sommes forcé d’ajouter
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