Page 56 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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cueillir ; sur sa tête ce qu’on peut étudier et méditer ; quelques fleurs sur la
                  terre et toutes les étoiles dans le ciel.


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                                           Ce qu’il pensait


                     Un dernier mot.
                     Comme cette nature de détails pourrait, particulièrement au moment où
                  nous sommes, et pour nous servir d’une expression actuellement à la mode,
                  donner à l’évêque de Digne une certaine physionomie « panthéiste », et faire
                  croire, soit à son blâme, soit à sa louange, qu’il y avait en lui une de ces
                  philosophies personnelles, propres à notre siècle, qui germent quelquefois
                  dans  les  esprits  solitaires  et  s’y  construisent  et  y  grandissent  jusqu’à  y
                  remplacer les religions, nous insistons sur ceci que pas un de ceux qui ont
                  connu monseigneur Bienvenu ne se fût cru autorisé à penser rien de pareil.
                  Ce qui éclairait cet homme, c’était le cœur. Sa sagesse était faite de la lumière
                  qui vient de là.
                     Point  de  systèmes,  beaucoup  d’œuvres.  Les  spéculations  abstruses
                  contiennent du vertige ; rien n’indique qu’il hasardât son esprit dans les
                  apocalypses. L’apôtre peut être hardi, mais l’évêque doit être timide. Il se
                  fût probablement fait scrupule de sonder trop avant de certains problèmes
                  réservés en quelque sorte aux grands esprits terribles. Il y a de l’horreur
                  sacrée sous les porches de l’énigme ; ces ouvertures sombres sont là béantes,
                  mais,  quelque  ;  chose  vous  dit,  à  vous  passant  de  la  vie,  qu’on  n’entre
                  pas. Malheur à qui y pénètre ! Les génies, dans les profondeurs inouïes
                  de l’abstraction et de la spéculation pure, situés pour ainsi dire au-dessus
                  des dogmes, proposent leurs idées à Dieu. Leur prière offre audacieusement
                  la discussion. Leur adoration interroge. Ceci est la religion directe, pleine
                  d’anxiété et de responsabilité pour qui en tente les escarpements.
                     La méditation humaine n’a point de limite. À ses risques et périls, elle
                  analyse  :  et  creuse  son  propre  éblouissement.  On  pourrait  presque  dire
                  que ; par une sorte : de réaction splendide, elle en éblouit la nature ; le
                  mystérieux monde ; qui nous entoure rend ce qu’il reçoit, il est probable que
                  les contemplateurs sont contemplés. Quoi qu’il en soit, il y a sur la terre des
                  hommes – sont-ce des hommes ? – qui aperçoivent distinctement au fond
                  des horizons du rêve les hauteurs de l’absolu, et qui ont la vision terrible de
                  la montagne infinie. Monseigneur Bienvenu n’était point de ces hommes-
                  là, monseigneur Bienvenu n’était pas un génie. Il eût redouté ces sublimités
                  d’où quelques-uns, très grands même, comme Swedenborg, et Pascal, ont
                  glissé dans la démence. Certes, ces puissantes rêveries ont leur utilité morale,




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