Page 54 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Pourquoi  ne  pas  dire  ces  enfantillages  presque  divins  de  la  bonté  ?
                  Puérilités, soit ; mais ces puérilités sublimes ont été celles de saint François
                  d’Assise et de Marc-Aurèle. Un jour il se donna une entorse pour n’avoir
                  pas voulu écraser une fourmi.
                     Ainsi vivait cet homme juste. Quelquefois il s’endormait dans son jardin,
                  et alors il n’était rien de plus vénérable.
                     Monseigneur  Bienvenu  avait  été  jadis,  à  en  croire  les  récits  sur  sa
                  jeunesse et même sur sa virilité, un homme passionné, peut-être violent. Sa
                  mansuétude universelle était moins un instinct de nature que le résultat d’une
                  grande conviction filtrée dans son cœur à travers la vie et lentement tombée
                  en lui, pensée à pensée ; car, dans un caractère comme dans un rocher, il peut
                  y avoir des trous de gouttes d’eau. Ces creusements-là sont ineffaçables ;
                  ces formations-là sont indestructibles.
                     En 1815, nous croyons l’avoir dit, il atteignait soixante-quinze ans, mais
                  il n’en paraissait pas avoir plus de soixante. Il n’était pas grand ; il avait
                  quelque embonpoint, et, pour le combattre, il faisait volontiers de longues
                  marches à pied ; il avait le pas ferme et n’était que fort peu courbé, détail d’où
                  nous ne prétendons rien conclure ; Grégoire XVI, à quatre-vingts ans, se
                  tenait droit et souriant, ce qui ne l’empêchait pas d’être un mauvais évêque.
                  Monseigneur Bienvenu avait ce que le peuple appelle « une belle tête », mais
                  si aimable qu’on oubliait qu’elle était belle.
                     Quand il causait avec cette gaîté enfantine qui était une de ses grâces,
                  et dont nous avons déjà parlé, on se sentait à l’aise près de lui, il semblait
                  que de toute sa personne il sortît de la joie. Son teint coloré et frais, toutes
                  ses dents bien blanches qu’il avait conservées et que son rire faisait voir,
                  lui donnaient cet air ouvert et facile qui fait dire d’un homme : C’est un
                  bon enfant, et d’un vieillard : C’est un bonhomme. C’était, on s’en souvient,
                  l’effet qu’il avait fait à Napoléon. Au premier abord et pour qui le voyait
                  pour la première fois, ce n’était guère qu’un bonhomme en effet. Mais si
                  l’on restait quelques heures près de lui, et pour peu qu’on le vit pensif, le
                  bonhomme se transfigurait peu à peu et prenait je ne sais quoi d’imposant ;
                  son front large et sérieux, auguste par les cheveux blancs, devenait auguste
                  aussi par la méditation ; la majesté se dégageait de cette bonté, sans que la
                  bonté cessât de rayonner ; on éprouvait quelque chose de l’émotion qu’on
                  aurait si l’on voyait un ange souriant ouvrir lentement ses ailes sans cesser
                  de sourire. Le respect, un respect inexprimable, vous pénétrait par degrés et
                  vous montait au cœur, et l’on sentait qu’on avait devant soi une de ces âmes
                  fortes, éprouvées et indulgentes, où la pensée est si grande qu’elle ne peut
                  plus être que douce.
                     Comme on l’a vu, la prière, la célébration des offices religieux, l’aumône,
                  la  consolation  aux  affligés,  la  culture  d’un  coin  de  terre,  la  fraternité,





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