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La Tribune des travailleurs - No259 - Mercredi 7 octobre 2020
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INTERNATIONAL
Jordanie Il y a cinquante ans... « Septembre noir »
Septembre 1970 : l’armée du roi Hussein, équipée par les États-Unis et les Israéliens, écrase dans le sang les comités populaires et les fedayin (combattants) palestiniens. Naji El Khatib, militant pour un État palestinien laïque et démocratique,
nous raconte cette tragédie qu’il a vécue et dont le cinquantième anniversaire a été largement occulté.
Quel était le contexte de ces événements ?
Un peu d’histoire pour comprendre : la création du royaume hachémite de Jordanie date de 1948, la même année que la créa- tion de l’État d’Israël. Avant 1948, à l’est de la Palestine, de l’autre côté du fleuve Jour- dain, existait l’Émirat hachémite de Transjordanie. Après 1948, où 800 000 Pales- tiniens sont expulsés de leurs terres par la création de l’État d’Israël, l’Émirat hachémite annexe ce qu’il restait de la Palestine (ce que l’on a appelé plus tard la Cisjordanie) et constitue le royaume haché- mite de Jordanie. L’État jordanien a donc toujours été lié aux plans impérialistes. Il a la même origine que l’État d’Israël : une création pure et simple de l’impérialisme britannique.
Ce rappel historique permet de com- prendre les racines de « Septembre noir ». Le royaume hachémite a annexé la terre pales- tinienne, tout comme l’État d’Israël, et la Palestine historique a été partagée entre l’en- tité étatique jordanienne et l’entité étatique sioniste. Le nouveau royaume jordanien a naturalisé tous les Palestiniens de Cisjordanie, comme les Palestiniens réfugiés de 1948 en Transjordanie, tous devenus des « citoyens jordaniens ». La Palestine a disparu, terre et peuple ensemble. Mais, même naturalisés « jordaniens », les Palestiniens ont toujours représenté la majorité de la population de Jordanie, les Jordaniens « de souche » (y com- pris les bédouins) ne représentant pas plus de 40 % de la population du pays.
En juin 1967, la Jordanie, alliée à l’Égypte et à la Syrie, a perdu la guerre contre l’État d’Israël. Cela a été l’occasion d’une nou- velle expansion israélienne, occupant défi- nitivement la Cisjordanie. Mais la défaite de 1967, affaiblissant la monarchie jorda- nienne, a permis aux Palestiniens de trouver une marge de liberté : les groupes armés de fedayin commencent à se constituer à cette époque sur le territoire jordanien, d’où ils mènent une lutte armée. En 1968, ils réus- sissent à infliger une défaite à l’armée israé- lienne à Karameh, sur le territoire de l’ex- Transjordanie, acquérant un prestige sans précédent. Les Palestiniens s’organisent dans les camps de réfugiés et la Jordanie devient la base arrière de la résistance palestinienne. En Jordanie, cette activité militaire palestinienne est vue comme une menace contre l’État jordanien, rendant le conflit inévitable. La survie de la monarchie nécessitait pour elle d’écraser le mouvement palestinien, d’élimi- ner ce qui, de fait, était devenu un « État dans l’État ».
L’offensive de l’armée jordanienne contre les camps de réfugiés palestiniens et contre les bases militaires des fedayin a commencé de façon intensive à partir de février 1970. Jusqu’en septembre 1970, de nombreuses positions palestiniennes ont été anéanties par l’armée jordanienne, qui bénéficiait du soutien militaire israélien et américain.
Comment, à l’époque, étaient organisés les Palestiniens en Jordanie ? On a parlé alors du « soviet » du camp de réfugiés palesti- niens d’Irbid.
Les Palestiniens ont résisté à l’intérieur des villes jusqu’en avril 1971 et les fedayin ont tenu dans des zones contrôlées de l’extérieur par l’armée jordanienne, dans les camps de réfugiés, dans les zones forestières de Ajloun et de Jarash, au nord du pays. Dans les camps, comme celui d’Irbid, on a connu ce phéno- mène dit des soviets, en tout cas, c’est ainsi qu’en parlait la presse occidentale. La gauche palestinienne, en particulier le Front démo- cratique de libération de la Palestine (FDLP), plus que le Front populaire (FPLP), avait appelé à constituer des comités populaires de quartier dans les camps et dans les villes aux mains des fedayin, pour gérer les affaires sociales et pour organiser la résistance contre l’attaque finale de l’armée jordanienne.
Mais l’offensive finale s’est produite en juillet 1971. Le résultat a été l’écrasement définitif des forces palestiniennes et l’écra- sement de tous ces comités créés à la hâte. Cette expérience des soviets n’a pas laissé beaucoup de traces dans la mémoire col- lective palestinienne. C’étaient plutôt des expérimentations locales, de comités locaux créés par la gauche (Front populaire et Front démocratique). Mais le Fatah (parti de
Combattantes palestiniennes, septembre 1970 (Jordanie)
« Après cinquante ans de lutte acharnée pour les droits du peuple palestinien, en particulier pour le droit au retour des réfugiés sur leur terre natale, nous pouvons conclure que la faute majeure de la direction palestinienne a été de lier la cause palestinienne aux volontés des régimes arabes de la région »
Le royaume hachémite de Jordanie se constitue en 1948 par l’annexion de l’actuelle Cisjordanie palestinienne.
Yasser Arafat – ndlr) s’y est opposé, à l’excep- tion de quelques fractions internes au Fatah se réclamant du maoïsme, car sa direction a toujours estimé que le marxisme n’était pas approprié pour le mouvement national pales- tinien. Moi-même, qui étais déjà proche de la gauche dans ma jeunesse, je n’ai pu assister à ce genre d’expérimentations.
Quelle part de responsabilité la direction palestinienne porte dans la défaite ?
On peut parler d’une gestion complète- ment anarchique de la lutte palestinienne par la direction de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP, fondée en mai 1964, et qui regroupe alors toutes les tendances du mouvement national palestinien – ndlr). Et surtout, la direction du Fatah qui développait une posture triomphaliste après la bataille de Karameh en 1968.
La direction palestinienne a largement négligé le fait que le régime jordanien avait
un réel appui dans la population bédouine, ce qui a permis à l’armée jordanienne de béné- ficier de l’aide de la population transjorda- nienne contre les Palestiniens. La première faute de la direction palestinienne a été de ne pas chercher à trouver dans cette population de souche un appui véritable.
Il faut aussi évoquer la politique aventu- riste de quelques groupuscules palestiniens directement liés aux régimes arabes de la région, en particulier syrien et irakien. Cela a semé beaucoup de confusion dans la popu- lation civile, avec des règlements de comptes locaux, et ce d’autant plus que les régimes arabes réglaient leurs comptes entre eux sur la scène jordanienne par groupes armés interposés.
Un autre élément qui a aussi semé beau- coup de confusion, c’est la politique de suren- chère de la gauche palestinienne, en particu- lier la branche de ce que l’on pourrait appeler le « terrorisme publicitaire », pratiqué par la branche de Wadie Haddad (une scission du FPLP – ndlr), qui pratiquait le détournement d’avions et autres actions spectaculaires, qui a porté atteinte à l’image des Palestiniens.
Enfin, il y a l’illusion, répandue par le Fatah, que le conflit serait évité grâce à l’Égypte de Nasser, qui, selon le Fatah, n’ac- cepterait pas l’écrasement des fedayin. Mais la mort de Nasser, survenue le 28 septembre 1970, a été saisie par le régime jordanien pour en finir une fois pour toutes avec les fedayin. Quant au régime syrien, Hafez el-Assad en a pris le contrôle le 13 novembre 1970, écartant du pouvoir Salah Jadid, favorable aux Palesti- niens. Assad, à l’inverse, était connu pour son hostilité à la révolution palestinienne dans le parti Baas syrien (au pouvoir à Damas – ndlr). Il y avait donc beaucoup d’illusions sur le fait que les régimes arabes allaient venir en aide aux Palestiniens contre l’armée jordanienne.
La « gauche » et la droite de la direction palestinienne partagent la responsabilité d’avoir répandu ces illusions et l’attentisme – notamment du Fatah – sur une éventuelle intervention des régimes arabes. Attentisme également de la gauche par rapport à la pos- sibilité d’une intervention armée de la Syrie en soutien aux fedayin. Or, très vite, l’armée syrienne, présente au nord de la Jordanie, s’en est retirée après l’arrivée au pouvoir de Hafez el-Assad.
Quelles leçons, cinquante ans plus tard ?
Après cinquante ans de lutte acharnée pour les droits du peuple palestinien, en par- ticulier pour le droit au retour des réfugiés sur leur terre natale, nous pouvons conclure que la faute majeure de la direction palestinienne a été de lier la cause palestinienne aux volon- tés des régimes arabes de la région.
La direction palestinienne n’a pas com- pris l’importance de lier la lutte palestinienne avec celle des peuples arabes combattant pour leur propre libération. Le fait que l’OLP a parfois lié son sort avec tel ou tel régime a été une catastrophe. Les Palestiniens s’aper- cevaient qu’on leur demandait d’être soli- daires avec des régimes despotiques qui opprimaient et assassinaient leurs propres peuples. Il n’y aura pas de libération de la Palestine sans la libération des peuples arabes, sans que ces peuples obtiennent leur droit à l’existence, à la dignité et à la démo- cratie véritable.
Le deuxième élément négligé par la direc- tion palestinienne, c’est de s’adresser aux forces – mêmes marginales – qui, dans la société israélienne, ont commencé à se déta- cher des illusions sionistes, pour créer des ponts avec des formes de résistance juive contre l’idéologie sioniste et contre la poli- tique d’apartheid de l’État d’Israël.
La troisième négligence, surtout après les accords d’Oslo (1993), c’est d’avoir ignoré la dimension internationale de la lutte du peuple palestinien, qui est liée intimement avec la lutte de toutes les classes travailleuses et populaires du monde qui se battent pour arracher leurs droits de classe, leur droit à la dignité et à la justice sociale.
Les trois questions majeures qui demeurent sont donc : l’unité avec la lutte des peuples arabes contre l’oppression, la lutte commune avec des forces juives pro- gressistes pour un État palestinien démocra- tique et laïque et pour le droit au retour des réfugiés palestiniens et la solidarité interna- tionale avec les peuples et les classes sociales opprimées qui luttent pour leurs droits dans
La une du journal francophone libanais L’Orient, en septembre 1970 : « C’est l’hécatombe », à propos des massacres de l’armée jordanienne
le monde entier.
Propos recueillis le 1
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Dominique Ferré
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