Page 53 - Lux 15

Un diner dans le miroir du temps

Julia Henriette Kakucs

Je suis contente que nous nous soyons rencontrés. Cela fait un moment que
nous ne nous sommes pas vus. Les mots cachés en moi ont hâte de déborder.
N'aie pas peur, je ne te volerai pas beaucoup de temps. Nous allons boire un
cappuccino ensemble, et pendant que la mousse blanche se colle à nos lèvres,
je vais te raconter ce qui m'est arrivé un soir de fin avril. Les caprices sont passés
depuis, je sais… Maintenant, le mois de Mai nous caresse avec la beauté d'une
source qui a atteint son apogée. Pleine de volupté, elle se réveille à la vie telle la
peinture de Botticelli, dans laquelle Aphrodite attire tous les regards. Veuille
écouter mes paroles…
Tout s'est passé un vendredi après-midi ordinaire. La voiture se faufilait à
travers les vergers qui commençaient à étirer leurs branches chargées de
boutons vers le ciel. Tu aurais pu penser qu'ils voulaient rendre les flocons de
neige récemment fondus. Le printemps était à nouveau capricieux. Il avait peur
de montrer sa beauté… Il s'était réveillé, grincheux avec les larmes aux yeux.
Rarement, il embellissait le ciel avec un sourire, en l'honneur d'un souvenir
précieux. Je regardais mes bottes collées à ma jambe, ma jupe noire courte, et je
me suis demandée si je n’allais pas trembler de froid, dans la fraîcheur du soir,
pendant la rencontre insolite prévue. Les 13°C, le vent et la pluie, ne
promettaient rien de bon. Et pourtant… La joie s'emparait de moi de plus en
plus, à chaque kilomètre parcouru. Si, dans le brouillard du temps, je me voyais
visiter la Cour Csermak à Timişoara, chez ma copine, maintenant j’envisageais
de passer une soirée ensemble, dans une autre cour, d'un autre genre. Au
Württemberger Hof, nous assisterons à un dîner à la cour de la duchesse
Wilhelmine von Grävenitz en 1736.

Wilhelmine von Grävenitz Eberhard Ludwig von Württemberg.

J'étais à la veille d'un voyage dans le passé.
J'aimerais que tu partages ces moments avec moi. Suis-moi… Essaie de rester
avec moi…