Page 112 - Le grimoire de Catherine
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CARTE POSTALE DE GIBRALTAR


              Bonsoir, je suis un petit singe sans queue  qui vit sur le grand rocher de Gibraltar.
              Je  ne m’ennuie jamais  car j’ai  des frères  et des sœurs. Beaucoup, beaucoup… Je
              n’ai jamais pu  en faire le calcul.
              Savez-vous pourquoi ? Non ? Je vais vous dire mon secret : je m’endors à chaque fois
              que  je  veux  les  additionner.  Ne  riez  pas !  Avez-vous  déjà  essayé  de    compter  les
              moutons dans votre lit ?  Si  oui vous savez bien que l’on n’arrive jamais au bout, que la
              nuit nous enveloppe de ses bras étoilés  et cela jusqu’à ce que le soleil réveille notre
              terre.
              J’ai  aussi  des  parents  qui  partagent  ce  rocher.  Ils  ont  accosté  là  quand   le  capitaine
              d’une  caravelle  qui  arrivait  du  Mexique,  tel  un  grand  cygne  majestueux    sur  la  mer
              argentée, a décidé de libérer toute sa cargaison d’animaux. Ils ont ainsi échappé  aux
              zoos pour lesquels ils étaient  prévus.
              J’habite donc  sur un promontoire, quatre cent vingt six mètres  au-dessus  de la mer !
              Cette situation exceptionnelle n’est pas  neutre, vous vous  en doutez bien. Elle me fait
              rêver souvent, très souvent. Je tends alors mes longs bras  de fourrure, je voudrai tant
              attraper un de ces avions   qui nous frôlent chaque jour ou encore caresser les vagues
              saoulées du vent de la Méditerranée.
              Je rêve de  voyages,  de rencontres, de paix, de moments de poésie. Je voudrai un
              monde  où  chacun  vivrait    en  harmonie  avec  l’autre.  Je  dois  pouvoir  créer  l’île  du
              bonheur, un pays où les loups auraient oublié les fables de La Fontaine, un pays où l’on
              parlerait  une  langue  universelle  par  exemple  celles  des  bouvreuils,  un  pays  pour
              demain.
              Comment m’y prendre ?  Je connais mes qualités principales : je suis adroit et je suis
              malin.  Comment  je  le  sais ?  Il  suffit  d’écouter    ce  que  disent  les  hommes  « Adroit
              comme un singe, malin comme un  singe » ! Je  dois pouvoir trouver une solution.
               « Agile comme un singe » disent–ils. Il est vrai  que je sais me rattraper  par les mains
              et par les pieds, que j’adore  faire l’équilibriste.  Pas question toutefois d’aller amuser
              les enfants dans les cirques. On dit que les hommes sont capables  du pire,  de nous
              ridiculiser  en  nous  affublant  par  exemple  d’un  chapeau  ridicule  ou  de  nous  appeler
              Toto.
              J’ai  des  projets  plus  ambitieux.  Je  vais  aller  chevaucher    le  vent,  le  vent  du  Sud  qui
              m’emmènera jusqu’en  terre d’Afrique, la nuit,  je déploierai mes ailes de noctuelle pour
              atteindre l’Asie.
              J’y suis, j’entends maintenant  les djembés. Je veux dominer la situation. Je grimpe  sur
              le dos de la première girafe, pars  rencontrer les sages  dans la maison des ancêtres.
              Ne comptez pas sur moi pour vous  livrer les secrets de l’Afrique, il vous faut fermer les
              yeux, faire taire vos certitudes, ouvrir le livre des Autres, et là vous entrerez  dans le
              monde enchanté aux mille masques de couleur.
              Une pirouette, voilà les plus hautes montagnes d’Asie heureusement que je suis agile !
              Mes longs doigts me servent à la cueillette de noix de muscade lovées dans la forêt
              tropicale de l’Inde. Maintenant j’ai des envies de thé  à  la cardamome à l’ombre d’un
              temple kmer. J’espère  qu’Alice ne s’y trouvera pas  car le Chapelier fou me donne le
              tournis.
              Quel breuvage  enchanté ! Le grand bouddha  me tend les bras, hop, rien  qu’un grand
              saut  et  me  voilà !  Les  danseuses  se  transforment  en  papillons  nacrés.  Le  sage  me
              raconte les mystères des forêts millénaires.
              Je  décide  de  quitter  tous  ces  pays  d’encens  et    de  paprika    pour  déposer  sur  mon
              rocher ma récolte de trésors, futurs ingrédients d’un monde harmonieux.


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