Page 60 - Le grimoire de Catherine
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              Mon statut de metteur en scène  m’oblige  à gérer le concret. Je  prévois, rien  ne doit
              être  laissé au hasard. Il faut décider du choix des affiches, leur  graphisme  doit- il être
              moderne ou évoquer la  Prusse des  années du début  du  XIX ème  siècle. Il me faut
              le prince  en majesté ! Tout  vêtu de blanc ! Comment  les diffuser astucieusement, sur
              les lieux de passage,  mais aussi là où on ne les attend pas.

              Il faut surprendre, innover, les coller jusque dans les ruelles souvent oubliées car  trop
              éloignées  du centre  ville , etc … En évoquant  ces lieux peu  fréquentés je viens de
              penser que depuis quelques temps, derrière  notre  théâtre, s’est installé un camp de
              marginaux,  des  roms  ou  encore  des  réfugiés  des  guerres    récentes,  j’avoue  ne  pas
              m’en être  préoccupé .
              Après  tout,  ne  sommes  nous  pas    nous-mêmes  des  saltimbanques ?  J’espère
              seulement  qu’ils  ne  vont  pas    effrayer  nos  futurs  spectateurs.  Certains  de  mes
              techniciens    m’ont    signalé  plusieurs  fois    la  présence  de  leurs  enfants    sur    notre
              chantier. Le  principal c’est qu’ils ne  nous chapardent  pas une couronne  ou des hauts
              de chausses.

              La date de la première approche. Je suis partout avec les  éclairagistes, les musiciens,
              je  tiens    à  des    accompagnements    au  violoncelle  précis,  les  costumières,  les
              maquilleuses, tous participent  à la dramaturgie. Je ne  veux laisser aucune  chance au
              hasard de se  glisser dans l’œuvre  de ma vie.

              Nous y sommes enfin. Après un gros orage, le soir tombe, la billetterie est  ouverte, le
              théâtre se remplit, chacun trouve sa place  numérotée que j’ai pris soin de faire  garnir
              d’un  petit coussin. Plus un espace de libre ! La nuit déploie ses grands bras d’ébène,
              c’est le moment.
              Les  acteurs  s’impatientent,  allumons    les  feux    de  la  rampe,  ces    projecteurs  qui
              illuminent de bas en  haut  la  scène. Rien, il ne se passe rien ! Que fait le technicien ?
              Nous attendons, toujours l’obscurité complète. Un  murmure s’échappe   des gradins,
              une  minute, deux minutes, le temps passe.

              Je  me  précipite  dans  les  coulisses.  Tout  est  inondé,  le  système    électrique  est  noyé
              dans une mare d’eau laissée par l’orage. Impossible de réparer ! Alors que, désespéré,
              je  m’apprête  à  annuler    le  spectacle,  un  jeune    garçon,  celui    du  camp  de  réfugiés
              s’approche.  Il  tire  derrière    lui,  un  groupe  électrogène,  outillage  dérisoire,  face    au
              montage  sophistiqué prévu pour  la  soirée. Le branchement réalisé, la lumière  jaillit !

              J’allais   le remercier, il sourit et me  dit :  connaissez-vous   la fable  amérindienne du
              colibri  ?
              - Dis-moi !

              - Un jour, il y eut un grand  incendie dans la forêt, tous les animaux étaient tétanisés.
              Sauf un colibri qui faisait des allers et retours, une petite goutte d’eau dans  son bec
              qu’il jetait dans le feu. Le tatou, agacé,  lui dit « Arrête, ce que tu fais ne sert à rien, tu
              ne vas pas éteindre le feu avec tes faibles moyens ». Le  colibri répondit « Je le  sais
              mais je fais ma part ».
              Depuis ce soir-là je me demande qui fut le prince, moi le metteur  en scène, le prince de
              Hombourg ou cet  enfant ? Je vous laisse  y répondre.
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