Page 2 - Texte_Michel_Guerin_L_art_de_la_peinture
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sang, le sexe, les jus, la sanie, la merde se mélangent à la peinture. Comment mieux
            nous donner à penser et voir combien celle-ci est merdique ? N’est-elle pas une folie
            justifiant l’hôpital, une démence à la fois sénile et infantile ? Maculation ne rime-t-elle
            pas avec masturbation et émasculation ? Le peintre est hors de lui, il n’a pas le sens
            (commun), il est en proie aux pulsions les plus archaïques ; le pénis trempé dans la
            couleur rouge, le pinceau bite-et-queue saillant devant et derrière, sans parler d’une
            scatologie dont le point d’orgue est la scène finale (le critique flaire, respire à grandes
            inhalations la peinture en reniflant, approbateur, le cul merdeux du painter), la muti-
            lation des doigts au hachoir – toute cette mise en scène, c’est le cas de le dire de bas
            étage, à l’aune d’une pornographie kitsch, d’une cochonnerie affichée, a t-elle pour fin
            de faire passer au spectateur le message : la peinture ne vaut pas trois pets (tripette)?
            Faut-il y voir, par delà l’évidente moquerie d’un « monde de l’art » endogène, capable
            de traduire sans effort l’impulsion en discours, une sorte d’enterrement burlesque de
            la Peinture ? Est-elle si ridicule à force de se piéger à son propre pathos, entretenu par
            la critique ? Ou bien le regret d’elle est-il, de la part du painter, si douloureux qu’il vau-
            drait mieux en rire (et en y mettant la dose) qu’en pleurer ? Au-delà encore, n’est-ce
            pas l’Art lui-même qui fait les frais de la farce, parce que son emphase – que la pein-
            ture exalte – mérite bien, à l’ère de la profanation, d’être dégonflée ? Désacralisation,
            démystification, transcription comique du scénario de l’atelier et de la vie d’artiste,
            blague de rapin ? Autodérision et automutilation? En cherchant avec force à se couper
            le doigt, le painter n’entend-il pas se punir d’avoir sacrifié à « l’art de la peinture » ? La
            performance de Paul McCarthy n’est-elle pas la parodie débridée d’un schilderkunst
            qui, de bourgeois, serait devenu une affaire de marginal, voire carrément de cinglé ?
            Je me garderais de choisir entre ces interprétations, d’autant qu’elles ne sont pas for-
            cément incompatibles.
            Arrive Moquet. Le peintre peintre. Le deux-fois-peintre, le peintre au carré (et parfois
            au carreau, d’ailleurs, dans plusieurs des toiles de la série). On peut être peintre né
            et garder intact le sens de l’humour. Mais l’animal (de peintre) est bien décidé à se
            faire McCarthy. Puisque l’atelier a un faux air d’hôpital et qu’on se demande si les soi-
            gnants sont là pour calmer ou au contraire pour stimuler les maniaques de la brosse
            et du pot, Patrick Moquet refait le lit de la peinture, lui met des draps tout frais. Une
            nouvelle scène est prête à se jouer, à la fois proche et éloignée de la première. La per-
            formance se payait la peinture, le peintre à son tour se paye la performance. En tout
            bien tout honneur.
            Car il n’y a pas de mépris ni de rancœur dans le pastiche que constitue, en toutes ses
            déclinaisons (toiles, papiers, boîtes) L’Art de la peinture selon Moquet. Celui-ci aurait
            pu, s’il n’aimait que médiocrement la peinture, chercher l’assouvissement d’une ma-
            nière de vengeance contre qui s’en moquait (sans mauvais jeu de mots). D’une part,
            cependant, il n’est pas dit que McCarthy n’aime pas la peinture, tandis qu’il est certain,
            d’autre part que Moquet l’aime (et la pratique) passionnément. Deux excessifs entrent
            ainsi en dialogue, chacun avec ses bonnes raisons. Et le plus drôle, c’est que le post-
            moderne n’est pas celui qu’on croit. C’est le pasticheur, c’est Patrick Moquet, donc.
            L’époque dicte beaucoup de nos humeurs et ardeurs. McCarthy est un vieux moder-
            niste qui, derrière son masque grotesque, illustre et défend en somme ce qu’Harold
            Rosenberg appela un jour la tradition du moderne. Les dates ne trompent pas. Près
            d’un quart de siècle sépare la vidéo parodique de la série picturale qui la pastiche ai-
            mablement.
            La question que McCarthy renvoie à Moquet : Comment fais-tu pour vivre ton enga-
            gement pictural en régime de postmodernisme ? Comment concilies-tu ce qui res-
            semble à une foi de charbonnier en la cause picturale avec tes doutes sincères sur son
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