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droit), alors que le pastiche est neutre. Jameson y voit une parodie blanche. La vipère
est devenue couleuvre. Il n’y a plus de venin. L’humour souriant a remplacé l’ironie
(mordante, dit justement le stéréotype). La dimension agonistique et polémique de
celle-ci a été désamorcée. Par quel agent ? Le temps, tout simplement : l’époque – cet
arrêt sur image qui est aussi l’image prise en otage par le temps, qui fait qu’insensi-
blement des choses ne sont plus faisables, ni pensables, ni même sensibles comme
elles l’étaient hier. Voyez déjà la différence de McCarthy, que j’ai nommé vieux moder-
niste, avec les Viennois des années soixante-dix, les Otto Mühl, Hermann Nitsch – les
actionnistes qui, à l’activisme, ajoutent le nihilisme et rendent spectaculaire la pulsion
de mort.
Painter infléchit déjà, une génération plus tard, la parodie vers le pastiche. L’agressi-
vité tourne à une poilade scandée de « OK ». L’intention (l’idée) fleure encore l’humus
moderniste, mais l’exécution vidéographique fleure déjà le postmoderne. Moquet,
le peintre dégrisé (mais « ivre de peinture » à l’instar de Jang-Seung-Ub, dit Owon,
peintre sud-coréen du dix-neuvième siècle, dont l’histoire est superbement racontée
par Im Kwon-taek dans le film Ivre de peinture et de femmes sorti en 2002) n’a plus
qu’à cueillir les fruits d’un processus de maturation. Il n’y a pas vraiment hiatus entre
le peintre de 2017 et le painter de 1995.
Le lien est moins thématique (il l’est évidemment) qu’émotionnel. Performance ou
tableau – l’Action se nourrit de nos affects primaires. La Connaissance vient plus tard,
par dessus le marché, voire, comme le suggère la vidéo : du marché et sur le marché.
Ce qui se vend et se demande, c’est ce qui a été dit : l’oracle. Laissons-le de côté. À la
sociologie préférons la théorie des émotions ! Car les deux œuvres en parallèle com-
posent une manière de paragone : à qui, à quel médium, à quel geste donner la palme
du rendu de l’émotion ? Tacitement, les deux artistes tiennent que l’art (avec tout ce
qui s’y rapporte de près) doit son sens aux sens ; ils savent d’instinct que sa justifi-
cation consiste à donner la « parole » (violente) à nos mouvements de fond. Je ne
parle pas ici de sentiments (qui sont des affects habillés, affinés par la rhétorique, des
affects langagiers, en somme), mais d’émois bruts. Ils nous soulèvent, bouleversent,
font notre animation primitive. Il n’y en a pas beaucoup et parfois ils s’imbriquent
comme des blocs d’affect. Le désir (l’amour si vous préférez, Eros) et puis la peur en
toutes ses espèces (Phobos). Mais désire t-on sans peur aucune ? Symétriquement :
la peur ne sait-elle parfois éveiller l’attrait ? Notre condition charnelle-sexuelle dicte
notre loi pulsionnelle d’avant toutes les règles, qui est de pâtir, de souffrir profondé-
ment le plaisir comme la peine. La série de Patrick Moquet serait-elle déficitaire en fait
de bruit et de fureur par rapport à la performance ?
Quant au bruit, médium oblige, il faut s’en passer ou le traduire par une valeur spé-
ciale de silence. Mais la fureur ! Il s’agit moins de colère que d’enthousiasme, d’ardeur
à l’ouvrage de vivre, d’abord, en tant qu’elle place sur orbite l’acte créateur : le furor
animi des Florentins, mais compris en une guise matérialiste. Le peintre compense lar-
gement la mutité du tableau par une débauche de sensualité colorée, que les giclures
et coulures sexualisent fissa. Les motifs « crus » abondent, jusqu’à la scène finale – la
chute ! – montrant le critique satisfait d’avoir reniflé le trou du cul du peintre, comme
s’il y testait la valeur de la peinture (dans la vidéo, l’accompagnement sonore est ex-
plicite : « Ia !...Very nice ! »). Ce que semble dire le critique : le nez, c’est ça le pied !
N’importe t-il pas qu’il jouisse lui aussi, quoique préposé à la Connaissance (ce qu’on
appelle pudiquement la réception) ? Si l’expert et la galeriste ont censément du nez,
l’Action se conclut tout de même par un pied-de-nez de l’artiste à la Connaissance.
Une particulière crudité se manifeste dans une des versions picturales de cette scène :
une petite toile tricolore exhibe un fessier rose fripé sur un fond vert acide, que les