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épaules bleues du critique limitent – et un dessin de cochon au trait de peinture noire
            barre et estampille le motif. La matérialité de la peinture et le « matérialisme »  du
            sujet paraissent se renforcer mutuellement. Ses effets sont prégnants dans les toiles
            de plus petit format, les papiers et les couvercles de boîtes. Un des plus beaux mor-
            ceaux de peinture est la toile 22 de l’Action, dont le statut balance entre figuration et
            abstraction. J’y vois une allégorie concrète de la Peinture.  Je sais bien que c’est un
            oxymore, puisque l’allégorie est abstraite, ce qu’on manque rarement de lui repro-
            cher ; mais ici, c’est la peinture qui se prend comme thème, qui s’auto-allégorise sans
            sortir de son médium et du charme immédiat que lui confèrent ses propriétés. Cer-
            tains Produits dérivés ont été « tuilés », peu importe si c’est au couteau ou au pinceau,
            si bien que la juxtaposition des pixels colorés laisse passer une gaîté chatoyante. Ces
            papiers sur bois s’entendent à « faire chanter » la matière picturale, à lui faire rendre
            des sonorités en accord avec ce quelque chose de grêle et de léger qui, par un pa-
            radoxe, circule dans la pâte. Quelques toiles encore, de facture différente (42 et 57),
            estompent le motif par des teintes grisées à dominante mauve ou bleue. Cette façon
            d’étouffer discrètement le motif par le camaïeu contraste avec la manière précédente
            qui le met en lumière en plan très rapproché. De leur côté, les boîtes – outre qu’elles
            matérialisent les boxes (les « boîtes à histoire », Storyboxes) d’une série précédente et
            rappellent, par leur visée de peindre le volume, les livres peints –  s’attachent à libérer
            une dimension de la plasticité trop souvent brimée : le poids. Que celui-ci soit référé
            aux sensations indique combien l’artiste est soucieux de cultiver ce trésor, au point de
            lui dédier ces châsses profanes, pesantes et pleines à déborder d’un jus appétissant.
            C’est dire que Patrick Moquet varie à plaisir ses codes et malaxe son sujet par une tra-
            versée de factures. Elles ne témoignent aucunement d’un éclectisme échevelé, mais
            d’une accommodation du style à l’ère de la transmédialité. Au niveau des titres, j’allais
            dire des enseignes, les Produits dérivés et Le poids des sensations constituent en-
            semble les balises polaires d’un art qui, sans concession sur son enracinement dans le
            vieux corps anthropien, entend ne pas se couper de son temps, fût-il celui de l’explo-
            sion des industries culturelles. La peinture pourra vivre, plus ou moins difficilement,
            avec son temps, à la condition de préserver son espace – qui est celui des émotions et
            des sensations. Telle est, si je ne me trompe, la leçon, remplie d’un humour salutaire,
            que nous donne à méditer cet Art de la peinture.
            Humour ! Il en fallait pour se faufiler ainsi entre l’atelier merdique du clown moderne
            et l’intérieur cossu et feutré, tapissé, de Vermeer où règne le silence de la peinture. De
            l’appareil physique (matériel) de la peinture, ne dépasse que le chevalet. Le peintre
            lui-même n’offre au regard que son dos. La jeune fille qui pose se confond avec Clio la
            muse de l’Histoire, elle porte dans les cheveux une couronne de lauriers bleus (ceux
            de la renommée) ; elle tient un livre qui doit être un Hérodote. D’autres muses (dont
            Euterpe) sont là également, se gardant de tout tapage. L’espace et le temps coïncident
            dans un rêve. L’action se place dans l’impavidité de l’Art et l’inspiration des Muses.
            L’atelier bourgeois a quelque chose d’un temple. L’art est cosa mentale. Pour « salir »
            un peu ce tableau si propre, abâtardir grossièrement la légende, en somme pour le
            rapprocher de nos mœurs profanes et vulgaires, qu’il suffise de rappeler qu’il vint à
            appartenir à la collection personnelle d’Adolf Hitler et qu’il fut (miraculeusement ?)
            retrouvé dans une mine de sel en 1945…
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