Page 54 - Demo livret 8
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Souvent la qualité même de l’image est un indice suffisant pour la situer dans le temps. Les légendes, qui offrent une information factuelle plus précise − coordonnées historiques et sources de ces documents − sont regroupées à la fin de chaque cahier, pour ne pas in- terférer avec l’espace de narration visuelle. Pour cela j’ai inventé un système de légendage particulier, qui s’apparente à la numérotation de prises de vue sur une pellicule : une ligne de chiffres poursuit la plage d’images. Il n’y a pas de numérotation de pages, à sa place on voit cette ligne de numéros irrégulière qui défile, perturbant légèrement les habitudes de la mise en page traditionnelle. Faute de frappe ? J’ai beaucoup d’affection pour ce genre de détails. Très concrètement, le numéro est à chaque foi centré par rapport à l’élément qu’il référence.
Ces légendes ne sont pas indispensables pour que cette narration puisse « prendre » au fil des pages, mais il m’a paru nécessaire de leur réserver une annexe à la fin de chaque cahier pour situer les choses, les enraciner dans un contexte plus précis, donner au lecteur l’accès au contenu documentaire parfois invisible, mais signifiant de l’image. Le fait de contextualiser ainsi les documents permet un niveau de lecture plus élaboré et rend les liens qui se créent entre les documents plus actifs. Mon choix de documents a d’ailleurs toujours été précédé par une enquête historique un peu poussée, où la qualité plastique se complète par l’exactitude des faits sur lesquels je m’appuie pour retisser les liens. Ainsi les cahiers sont aussi ponctués de quelques indices sur la généalogie de ces discours qui en esquissent l’évolution tout en confirmant leur persistance dans le présent, scellée dans le paysage même.
Les images et les mots qui ont constitué les cahiers sont issus de mes réservoirs de matière documentaire que j’ai pu accumuler au cours de quatre années de travail. Ce sont pour la plupart des choses trouvées – documents photographiques et filmiques, témoi- gnages oraux et écrits – accompagnés de quelques images que j’ai pu, ou que j’ai dû filmer moi-même. Je me suis longtemps posé la question de les exclure complètement au profit d’un choix conceptuel radical où je pourrais dire « oui, il n’y a que des documents trouvés dans ces cahiers ». Mais j’ai fini par réaliser que cette limite était artificielle : au lieu de clarifier mes intentions elle me privait de tout un ensemble d’éléments signifiants au profit d’une posture protocolaire vide de sens. Ainsi, mes images, et celles d’Andrei Erofeev, participent parfois au récit tissé surtout d’images préexistantes, pour combler un manque, inclure par exemple dans la narration une situation dont nous avons été témoins.
Lors de mes premières tentatives de montage je me suis sentie dépassée par la quantité de matière visuelle que j’avais accumulée, autant que par le mode de visionnage sur l’écran d’ordinateur. Le contenu devenu masse résistait à une vision d’ensemble. Mon travail semblait réduit au traitement de données. L’assemblage des images devenait paradoxalement une tâche cérébrale. Le déclic s’est opéré lorsque j’ai décidé de matérialiser ce processus – j’ai imprimé des milliers de miniatures et je suis passée à la table. Ce changement de support a été fécond – c’est ainsi que j’ai pu, enfin, commencer le montage. Après avoir testé plu- sieurs variantes, arrangé et réarrangé les éléments entre eux, enlevé et ajouté des images, j’ai eu le sentiment d’être arrivée à quelque chose de cohérent. Même si ce fut difficile de mettre fin à ce processus.
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