Page 57 - Demo livret 8
P. 57
la ville avait subies. Je me suis laissée guider par un itinéraire prédéfini, autant que j’ai laissé l’image se produire au fil d’un scénario-trajet dont je n’étais pas maître.
Comme dans le train de Stig Dagerman personne parmi les passagers du tramway ne prêtait attention à la vue, pour d’autres raisons, bien sûr. Le paysage qui défilait appartenait à la routine, était résolument inintéressant. J’étais dans ce sens une parfaite étrangère, curieuse de tout, sans distinction, hypnotisée par le cinéma spontané qui défilait devant moi.
J’étais à l’époque passionnée par l’idée de produire des images documentaires, d’où ma subjectivité serait exclue, de vraies images, objectives. Je découvrais, avec une pointe de naïveté et de la bonne foi, les problématiques du documentaire, que j’approchais d’emblée par les questions monumentales. Je me suis donc imaginé mon « ciné-œil » en me fixant un protocole où tous les critères étaient réunis pour que toute trace de mon regard disparaisse de l’image : je ne choisis pas ce que je filme, c’est l’itinéraire du tramway qui m’emporte ; je ne fais pas de montage, je filme en un plan séquence ; je ne choisis même pas comment je filme, je me mets en mode automatique et je ne retouche ni l’image ni le son. Je ne prends aucune décision, ni pratique, ni esthétique. Lorsque je visionne le film je me rends compte que, fatalement, je suis présente à l’image − l’image tremblote −, et ce n’est pas simplement causé par le vieux modèle de tramway, grondant et grinçant. Effectivement, c’est moi. Parce que, 1) je filme sans pied pour ne pas gêner le passage dans un tramway bondé et 2) j’ai beau essayer de maintenir mon bras fixe, c’est quand même éprouvant physiquement de tenir la caméra à main levée pendant plus de deux heures.
À la fin du trajet je suis quand même assez fière de ma performance d’endurance. Je n’ai pas arrêté la caméra un instant, j’ai filmé même pendant que le tramway était à l’arrêt au terminus, au grand étonnement de la conductrice qui me regardait avec méfiance. Je réalise alors que je n’ai pas produit de film documentaire, un simple enregistrement de faits que je visais, mais une image.
Cette pièce ne peut pas se voir en entier, ou le fait de la voir en entier n’apporte pas quelque chose de plus : si on en regarde 5 minutes, on en voit autant qu’en deux heures. Ce film est une image, conceptuelle, où les propriétés mêmes du circuit du tramway – le mouvement, le défilement des images, la boucle, la répétition – alimentent une métaphore puissante et complexe, celle de l’histoire, de l’histoire du cinéma, de l’histoire du cinéma par rapport à l’histoire...
Située à l’entrée de l’exposition, cette pièce est une manière de déployer l’état des possibles dans lequel on se trouve, où il n’y a pas une mais des histoires, et l’image, elle, est constamment mitigée, tiraillée entre des histoires dominantes, des histoires dominées, des histoires officielles, des histoires clandestines.
Au fond, cette pièce est plus une performance qu’une pièce vidéo. La performance qui fait image performe mon rapport à l’histoire, qui est aussi d’une certaine manière impuissant : je suis assise, avec le mouvement autour de moi, en même temps que je suis en mouvement ; mon rapport au lieu que je découvre, présente sans appartenir au paysage.
57