Page 56 - Lux in Nocte 4
P. 56

La littérature n'est plus ad-verbe de Dieu


                                                                                                                         Juan Asensio



                                                            « Il est bon pour vous que je vous quitte. »
                                                                                              Jean, 16, 7.

               On raconte que, peu avant que le christianisme ne triomphe, une voix immense et
               mystérieuse se fit entendre sur les bords de la mer Égée, qui clamait « Le grand Pan
               est mort ». Aujourd'hui, plus aucune voix ne célèbre la mort de Dieu. Car Dieu est
               mort. Sa « main puissante » (Exode, 6, 1) est coupée, desséchée, voici un truisme
               qu'il est bon de rappeler, un lieu commun revivifiant qu'il n'est pas inutile d'asséner,
               et plutôt deux fois qu'une : à la mort hideuse clamée par le plus laid des hommes
               nietzschéen, mort qui avait quelque tragique beauté (« Quand on ne trouve plus la
               grandeur  en  Dieu,  on  ne  la  trouve  plus  nulle  part ;  il  faut  la  nier  ou  la  créer »,
               Volonté de Puissance, § 422), a succédé la lente décomposition du cadavre immense,
               dont l'odeur toutefois, si elle n'empêchait absolument pas les libertins de tout poil
               de célébrer leurs irrévérencieuses bambochades, incommodait, et parfois jusqu'à la
               nausée,  les  délicates  narines  des  Laclos  licencieux  et  crânes,  faisait  venir  des
               couleurs  sur  les  joues  hâves  des  petits  Sade  invertébrés  et  timides,  tandis  qu'un
               frisson de sainte terreur courait sur l'échine du curé Meslier lorsqu'il célébrait ses

     56        messes tartufes. C'est que, et il n'y a rien à faire contre ce signe de notre humanité
               surnaturelle, qui veut faire la bête fait l'ange : les prières de Gilles de Rais montent
               peut-être plus vite au Ciel que celles de saint Ignace de Loyola.
               Notre époque, elle, aura célébré, non pas le meurtre ou l'enterrement, le crime ou
               les funérailles grandiloquents, mais l'oubli... et absolument rien d'autre. Ainsi, il faut
               à l'évidence remplacer l'expression « mort de Dieu », encore trop riche d'espérances
               qui pourraient lever, on ne sait jamais, sur le terreau putride de la charogne comme
               une graine minuscule de sénevé, par celle d'oubli de Dieu, qui ne postule même pas
               une  indifférence  philosophique  ou  spirituelle  mais  une  sincère  et  très  sereine
               radiation  du  Témoin  encombrant,  une  occultation  spontanée,  comme  on  parlait
               jadis  de  génération  spontanée,  qui  ne  cherche  aucune  justification,  aucune
               légitimité, aucune conscience malheureuse, qui ne s'émeut pas de la perte colossale,
               qui ne propose aucun remplaçant – comme, par exemple, cette morale a-morale de
               bluette kantienne portée à bout de bras et de pensée par un Comte-Sponville ou
               l'encyclopédisme  vénal  d'un  Luc  Ferry.  Le  Dieu  tout-puissant  d'Abraham,  El
               Shaddaï, est plus que jamais le Dieu du désert illimité de notre angoisse et El Roï, le
               Dieu  de  Vision  d'Agar,  une  paupière  d'indigence  sur  un  organe  mort,  qui  sans
               doute  était  depuis  longtemps  fermée  alors  que  les  victimes  juives  de  la  Shoah
               imploraient « du fond de l'abîme » (Psaume 129, 1) leur Dieu non pas caché comme
               le prétend Isaïe, pas même en retrait de la Création, selon la doctrine cabalistique
               du Tsimtsoûm, mais simplement mort.
   51   52   53   54   55   56   57   58   59   60   61