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La littérature n'est plus ad-verbe de Dieu
Juan Asensio
« Il est bon pour vous que je vous quitte. »
Jean, 16, 7.
On raconte que, peu avant que le christianisme ne triomphe, une voix immense et
mystérieuse se fit entendre sur les bords de la mer Égée, qui clamait « Le grand Pan
est mort ». Aujourd'hui, plus aucune voix ne célèbre la mort de Dieu. Car Dieu est
mort. Sa « main puissante » (Exode, 6, 1) est coupée, desséchée, voici un truisme
qu'il est bon de rappeler, un lieu commun revivifiant qu'il n'est pas inutile d'asséner,
et plutôt deux fois qu'une : à la mort hideuse clamée par le plus laid des hommes
nietzschéen, mort qui avait quelque tragique beauté (« Quand on ne trouve plus la
grandeur en Dieu, on ne la trouve plus nulle part ; il faut la nier ou la créer »,
Volonté de Puissance, § 422), a succédé la lente décomposition du cadavre immense,
dont l'odeur toutefois, si elle n'empêchait absolument pas les libertins de tout poil
de célébrer leurs irrévérencieuses bambochades, incommodait, et parfois jusqu'à la
nausée, les délicates narines des Laclos licencieux et crânes, faisait venir des
couleurs sur les joues hâves des petits Sade invertébrés et timides, tandis qu'un
frisson de sainte terreur courait sur l'échine du curé Meslier lorsqu'il célébrait ses
56 messes tartufes. C'est que, et il n'y a rien à faire contre ce signe de notre humanité
surnaturelle, qui veut faire la bête fait l'ange : les prières de Gilles de Rais montent
peut-être plus vite au Ciel que celles de saint Ignace de Loyola.
Notre époque, elle, aura célébré, non pas le meurtre ou l'enterrement, le crime ou
les funérailles grandiloquents, mais l'oubli... et absolument rien d'autre. Ainsi, il faut
à l'évidence remplacer l'expression « mort de Dieu », encore trop riche d'espérances
qui pourraient lever, on ne sait jamais, sur le terreau putride de la charogne comme
une graine minuscule de sénevé, par celle d'oubli de Dieu, qui ne postule même pas
une indifférence philosophique ou spirituelle mais une sincère et très sereine
radiation du Témoin encombrant, une occultation spontanée, comme on parlait
jadis de génération spontanée, qui ne cherche aucune justification, aucune
légitimité, aucune conscience malheureuse, qui ne s'émeut pas de la perte colossale,
qui ne propose aucun remplaçant – comme, par exemple, cette morale a-morale de
bluette kantienne portée à bout de bras et de pensée par un Comte-Sponville ou
l'encyclopédisme vénal d'un Luc Ferry. Le Dieu tout-puissant d'Abraham, El
Shaddaï, est plus que jamais le Dieu du désert illimité de notre angoisse et El Roï, le
Dieu de Vision d'Agar, une paupière d'indigence sur un organe mort, qui sans
doute était depuis longtemps fermée alors que les victimes juives de la Shoah
imploraient « du fond de l'abîme » (Psaume 129, 1) leur Dieu non pas caché comme
le prétend Isaïe, pas même en retrait de la Création, selon la doctrine cabalistique
du Tsimtsoûm, mais simplement mort.