Page 58 - Lux in Nocte 4
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celui-là  aussi  n'a  rien  vu,  parce  que,  dans  un  moment,  va  retomber  à  jamais  la
               paupière gonflée, parce que, depuis longtemps déjà (mais qui s'en est aperçu, sinon,
               ô ironie !, ceux qui chantaient le mieux), la bouche s'est fermée, qui tentait de dire
               ce que l’œil voyait inépuisablement. La littérature qui n'est rien d'autre que cet Œil
               ouvert depuis le commencement – « Œil d'or de l'origine, patience obscure de la
               fin », a écrit Georg Trakl –, et cette bouche aussi, laquelle n'est plus rien d'autre, à
               présent, que le trou de noirceur du terrible condamné à veiller qu'est Macbeth, la
               Littérature  va  mourir,  elle  est  morte  même,  nous  disent  les  médecins  légistes
               penchés  sur  la  dépouille.  Deux  cadavres,  donc  et  quelques  savants  arborant  une
               blouse d’une blancheur immaculée qui dansent la pesante sarabande universitaire
               ou la farandole journalistique.
               Allez ! Elle aura tout de même eu, la chienne ingrate, vagabonde comme une putain
               sur  les  terres  sans  miséricorde  de  Babylone,  une  belle  carrière,  et  les  fées  elles-
               mêmes,  minaudières  et  criardes  sauvageonnes  qui  se  penchèrent  un  jour  sur  le
               berceau de la toute jeune créature, assurément n'auraient pu mieux la destiner – ou
               la condamner, c'est selon. Naissance dorée, certainement. Car il est faux bien sûr, il
               est idiot de dire que la littérature est sortie d'un ventre profane. C'est le contraire
               exactement, et la jeune vagissante est encore toute ruisselante d'un sang sacré, plus
               précieux que celui de mille vestales. Mais le sacré (sacer), qui dit à la fois le bénéfique
               et  son  contraire,  le  maléfique,  ne  permettra,  dans  le  cas  le  plus  favorablement
               insigne, que l'émergence, magnifique certes, du mythe, du symbole. S'il ne permet
               que  cela,  c'est  déjà  un  grand  motif  de  reconnaissance  que  nous  devons  avoir  à
     58        l'égard  du  sacré.  L'un  et  l'autre,  mythe  et  symbole,  outils  hermétiques  et

               herméneutiques  du  sacré,  très  vite,  hélas !,  perdront  leur  essentiel  pouvoir
               d'émerveillement, une fois que l'homme aura aboli jusqu'au souvenir de sa présence
               au  monde,  à  la  nature,  en  somme,  dès  qu'il  s'est  réfugié  peureusement  dans
               l'enceinte d'irréalité civilisatrice, scientifique, économique, culturelle, bref, dans le
               simulacre de vie publicitaire, bavarde, indifférente et jouisseuse auquel il donne le
               nom bourgeois de meilleur des mondes. Avec la déchéance de l'homme, le sacré
               s'amenuise, s'étiole. Disparaît-il tout à fait ?
               J'en  doute,  car  sa  douloureuse  condamnation  est  de  demeurer,  perverti  et
               méconnaissable, affublé des masques grotesques de la mélancolie contemporaine. Il
               faut alors, à tout prix, redonner usage au cours démonétisé de la parole symbolique
               et mythique, et, pour cela, écarter l'entreprise de Sisyphe eunuque menée jusqu'au
               seuil  de  l'aphasique  Grand  Livre  par  un  Mallarmé,  horrible  travailleur  certes
               courageux. Au contraire c'est, comme toujours depuis l'aube du monde, non pas à
               la parole (qui de toute façon, sortira grandie de l'éclipse temporaire) mais au sang
               que va être demandée la nécessaire purification, et le sceau apocalyptique apposé
               sur  l'impatience  avide  de  l'homme  abouchée  comme  une  lamproie  sur  la  source
               antique des paroles taries. Et quel sang ! Le Sang... Celui qui fut sué comme une
               buée d'angoisse, celui qui inonda les soldats romains au pied de la croix, celui qui
               parapha le vélin du suaire de Turin, le Sang qui fut versé en offrande aux apôtres et
               à tous les hommes qui étaient nés, qui étaient morts, à tous ceux qui allaient naître,
               puis mourir, sans rien savoir, ou presque, de l'événement salvateur, de ce sang versé
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