Page 59 - Lux in Nocte 4
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sur tous comme une lumière et un don de prophétie. Non plus le sang de l'infâme
taurobole, non plus celui, plus infâme encore, de l'enfant ou de la vierge égorgés,
mais celui de l'Innocent, mais celui de l'Innocence faite chair et esprit.
Il fallait le Christ, il fallait sa mort ignominieuse pour redonner vie au langage usé
des symboles, autrefois compris par les hommes mais qui se rabougrissait
dangereusement à présent, comme une âme d'idiot privée de sa sève, l'amour de
quelqu'un qui puisse comprendre son bégaiement de fou. Il fallait du sang pour que
renaisse la parole, pour que naisse véritablement la Parole, non plus pressentie
comme jadis par quelque sibylle éructante, quelque écumante pythie barbare plantée
sur son trébuchet de possession voluptueuse, mais incarnée pleinement, mais
vivante pleinement, mais souffrante pleinement, mais vibrante désormais. Avant la
Croix, la littérature ou ce qu'il nous plaît d'appeler ainsi, les textes magnifiques de
Sumer, est le palais somptueux, cependant vide et sonore (dans lequel meurt Virgile
selon Broch) où des figures étranges et incompréhensibles tracent leur curieuse
fresque, en attente patiente d'un Champollion futur. Après la Croix, elle est, qu'elle
le veuille ou pas, la bouche du pauvre qui ressasse les paroles obscures du grand
drame, du seul drame, du drame unique et nourricier de tout, de la prière et du
blasphème. Elle épelle les lettres – hélas encore !, ce n'est plus une main divine qui
trace au stylet de feu sur le mur du palais de Nabuchodonosor les mots inconnus
dans lesquels le prophète Daniel lit la vérité, c'est sa propre main, la main
tremblante de la littérature, la main pelée et trouée de l'écrivain – qu'elle a cru
deviner dans un éblouissement de lumière et de consolante chaleur, les seules, ces 59
lettres, plus mystérieuses que celles de l'alphabet magique d'Hermès Trismégiste,
qui desserreraient peut-être le verrou formidable du Chérubin gardien d'un antique
jardin dont on ne peut oublier la splendeur, dont le regret vicie le cœur des
pourritures les plus altières, dont la nostalgie frappe de terreur la main fière du plus
implacable des bourreaux.
La littérature n'est rien d'autre qu'une Croix immense où l'humanité cloue sa
douleur depuis d'innombrables siècles. La littérature n'est rien d'autre qu'un suaire
désespérément blanc où l'Agonie de l'Homme écrit sa geste de douleur inépuisable.
Elle est l'épilogue de la Passion, condamnée, maintenant, depuis que l'homme « ad-
verbe » de Dieu selon Maître Eckhart est devenu l'homme « sans-Verbe », depuis
que l'homme « unidimensionnel » a perdu toute dimension, depuis que l'homme
sans Dieu n'est plus que l'homme sans l'homme, à bégayer les syllabes de l'idiotie.
Dans le péril croît ce qui sauve ? Alors c’est l’honneur et le fardeau immenses qui
sont les nôtres puisque nous devons désormais écrire la geste de l'homme cloué sur
le désespoir d'une Croix vide, alors que l'égorgeuse impitoyable, sainte Alia du
Couteau, achève les blessés et les mourants qui d'elle n'obtiendront nulle pitié.
Juan Asensio, auteur de plusieurs ouvrages qui portent essentiellement sur la figuration du mal
dans la littérature, est essayiste et critique littéraire, spécialiste de Georges Bernanos. Ce texte a été
publié le 22 décembre 2011 sur son site polémique et érudit, Stalker – Dissection du cadavre
de la littérature (http://www.juanasensio.com/).