Page 57 - Lux in Nocte 4
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Il n'y a plus rien, cela est certain, pas même un cadavre et l'odeur infâme, qui après
tout signale encore la vie bien que décomposée, a elle aussi disparu
miraculeusement, déjouant les pronostics les plus pessimistes des équarrisseurs de
l'Infâme, des égoutiers de la boue divine. Il faut ajouter, certes, pour faire bonne
figure auprès des moutons de la liberté d'opinion, qu'on a la plus grande
répugnance, au nom du très laïc dogme fraternitatif, à enfermer la poignée maigre
de bizarres hantant les catacombes, comme leurs premiers ancêtres, qui osent se
souvenir des temps d'avant la longue déliquescence. Dans ses Caractères, La Bruyère
écrivait ces mots qui aujourd'hui font sourire : « Je voudrais voir un homme, sobre,
modéré, chaste, équilibré, prononcer qu'il n'y a point de Dieu ; il parlerait du moins
sans intérêt, mais cet homme ne se trouve pas ». L'athéisme sous toutes ses formes,
des plus insignifiantes aux plus belles, a donc, à son tour, disparu, et le fantôme
survivant au cadavre n'aura pas même fait frémir, sur son passage très discret d'âme
en disgrâce, la moustache donquichottesque de tel conférencier docteur ès
nécrologie. L'athéisme princier d'un Camus, par exemple, qui n'avait pas peur
d'écrire cette espèce de prière tortueuse qu’est La Chute, n'est plus qu'un souvenir
de légende, faisant place nette pour recevoir les janissaires du vide, les thuriféraires
du Neutre. L'enfant du siècle de Musset, qui confessait le cri splendide de
l'indifférence encore trouble et angoissée de ce qu'elle avait tué – « De même que ce
soldat à qui l'on demanda jadis : À quoi crois-tu ? et qui le premier répondit : À
moi ; ainsi la jeunesse de France, entendant cette question, répondit la première : À
rien » –, a été prié de déguerpir, tandis que son suppléant moderne et agnostique, 57
qui se fiche très sûrement d'avoir d'aussi insignes parrains, est un clone étonnant,
moitié intelligence hypertrophiée qui s'exerce à vide comme celle de Monsieur
Teste et moitié désespoir pitoyable de ces martyrs de l'ennui peints par Green dans
ses Épaves, monade ouverte comme un œil gigantesque et aveugle sur l'illimité du
Chaos, que Milton dans son Paradis perdu plaçait immédiatement à côté de l'Enfer...
Et pourtant... Et pourtant, l'homme, qui par la plus formidable des disgrâces
possède une âme, laquelle, une fois vidée, demeure comme un ver dans un beau
fruit et grossit comme un ferment d'inquiétude, l'homme hagard et imbécile
cherche vainement ce qui lui manque, le dos tourné aux Idoles splendides qu'il a
pourtant lui-même édifiées – ses briques en sont le sang et la poussière d'homme –
et vénérées un temps : le Progrès, la Science, l'Argent, la Fraternité, la République,
la Femme, l'Homme, la Voiture, que sais-je encore ? Il porte, comme on disait jadis
avec quelque panache, sa main en visière et sonde, l’œil malade injecté de sang par
l'effort plusieurs fois séculaire, les vastes plaines de l'avenir, d'où viendront
sûrement, il en a la conviction inébranlable, car elle le tourmente à vide, nichée
comme une bête mauvaise au fond de ses tripes, la grande armée, celle des
Cosaques, d'Attila le fléau, ou de Dan qui n'est autre que l'armée du dernier des
combats. L’œil cherche, mais vainement, et le puissant muscle visionnaire de
quelques fous splendides, qui a deviné très parfaitement les premiers coups de
pinceau de la toile prodigieuse, l'organe perforant comme une balle de lumière d'un
Nietzsche, d'un Baudelaire, d'un Bloy ou d'un Bernanos, qui probablement a
ensemencé le champ stérile de quelque graine ridicule par sa petitesse d'espérance,