Page 33 - chaloupe124_Neat
P. 33

La Chaloupe - décembre 2017
           chidiaconé  de  Penthièvre),  laissant  de  côté  tout  le   La  question  du  nombre  des  parrains  et  marraines
           Goëlo  bretonnant.  Dans  le  sud,  elle  s’étend  à  une   mérite toutefois que l’on s’y arrête. Avant la mise en
           bonne  partie  du  Vannetais  et  se  prolonge  jusqu’au   application  des  décrets  promulgués  par  le  concile  de
           pays  Nantais.  Dans  ses  limites  occidentales,  elle  ne   Trente  en  1563,  l’usage  le  plus  courant  en  Bretagne
           rejoint toutefois pas l’Ellé, rivière qui constituait au-  était de choisir deux parrains et une marraine pour le
           trefois  la  limite  entre  les  évêchés  de  Quimper  et  de   baptême d’un garçon, et un parrain et deux marraines
           Vannes et une frontière linguistique importante entre   pour le baptême d’une fille. C’est ce que l’on appelle
           les deux principaux groupes de la langue bretonne, le   le « modèle ternaire » qui laissera progressivement la
                                                                                                           e
           KLT  (Kerne,  Leon,  Treger)  et  le  parler  vannetais.   place au « modèle du couple » au tournant du 16  et du
                                                                  e
           L’examen  des  registres  de  baptêmes  du  Vannetais   17  siècle. L’application des recommandations triden-
           montre que la ligne de démarcation des pratiques no-  tines  se  produira  dès  1570  dans  les  diocèses  de
                                                                      8
           minatives se plaçait en fait sur une autre rivière, celle   l’ouest , bien plus tôt que dans les diocèses de l’est qui
                                                                                                        9
           du  Blavet,  qui  prend  sa  source  dans  les  Monts  de   ne s’y mettront qu’à partir de la fin du siècle . Il sem-
           Haute  Cornouaille  (près  de  Bourbriac)  avant  de  des-  blerait bien que leur adoption y ait en fait été retardée
           cendre  jusqu’à  l’estuaire  de  la  rade  de  Lorient.  A   parce  que  le  «  modèle  du  couple  »  n’emportait  pas
           Séglien, paroisse vannetaise située à une vingtaine de   l’adhésion  des  populations  qui  préféraient  conserver
                                                                                                         10
           kilomètres de Pontivy, du côté de la rive droite du Bla-  un nombre important de parrains et marraines . Nous
           vet, les noms des filles étaient attribués principalement   avons  donc  une  Eglise  qui  s’efforce  de  tempérer  et
           par  les  marraines  et  les  noms  de  saintes  femmes  y   d’adapter ses réformes aux attentes et exigences de ses
           étaient fréquents, et c’était la même chose plus au sud   fidèles sans chercher à les imposer par la force. En ce
           à Guidel, autre paroisse vannetaise située entre l’Ellé   sens,  ce  ne  sont  pas  les  autorités  ecclésiastiques  qui
           et  le  Blavet.  Par  contre,  à  Nostang,  dans  le  pays  de   sont réellement responsables des différentes pratiques
           Lorient mais du côté de la rive gauche de la rivière, les   nominatives. Leurs efforts pour faire passer la réforme
           noms des filles étaient bien attribués par les marraines   en douceur marque a contrario l’attachement des fa-
                        e
           à  la  fin  du  16   siècle,  mais  avec  une  prépondérance   milles de la Bretagne orientale au système traditionnel
           très nette de noms masculins féminisés et peu de noms   du compérage multiple.
           de saintes femmes, ce qui permet de penser à un chan-
           gement récent de pratique nominative, faisant suite à   Le pays des ragosses
           une  pratique  de  la  nomination  des  filles  par  les  par-  Si les pistes linguistiques et religieuses ne s’avèrent
                                                                guère concluantes, celle du paysage agraire paraît bien
           rains.
                                                                plus pertinente. La superposition entre nos cartes no-
              Frontière  naturelle,  le  Blavet  est  aussi  une  sous-  minatives et celles du relief breton (figure 12) et des
           frontière  linguistique  puisque  la  rivière  marque  dans   grandes familles de paysage (figure 13) est particuliè-
           son  cours  inférieur  la  limite  entre  les  dialectes  bas
                                                    7
           vannetais  à  l’ouest  et  haut  vannetais  à  l’est .  Toute-  rement  intéressante.  Deux  constats  peuvent  en  effet
                                                                être posés : d’une part, le territoire du « paysage culti-
           fois,  si  l’on  constate  bien  une  corrélation  entre  cette   vé  à  ragosses  »  correspond  globalement  aux  zones
           ligne  linguistique  mineure  et  la  nature  des  pratiques
           nominatives, force est de reconnaître que la ligne de   d’altitude peu élevées de la partie est de la Bretagne ;
                                                                d’autre part, ce type de paysage trouve sa limite occi-
           démarcation  majeure  entre  le  pays  bretonnant  et  le   dentale au Goëlo et au Bas Vannetais, c’est-à-dire pré-
           pays gallo ne permet pas d’expliquer quant à elle les   cisément  sur  la  ligne  de  démarcation  des  pratiques
                           e
           divergences du 16  siècle puisque les pratiques dans le   nominatives  occidentales  et  orientales.  Le  paysage  à
           Penthièvre (pays gallo) sont les mêmes que celles du
           Haut Vannetais (pays bretonnant). Ce constat revient à   ragosses tire son nom de l’appellation locale donnée à
                                                                cette forme d’arbres si particulière consécutive à des
           écarter  l’idée  d’une  diversité  d’origine  uniquement   émondements  réguliers  qui  ne  laissent  généralement
           ethnique, qui opposerait une Bretagne occidentale cel-
                                                                sur pied qu’un tronc noueux parfois muni d’un « tire-
           tique à une Bretagne orientale francisée.
                                                                sève » à son extrémité. Cette pratique perdure essen-
                                                                tiellement  aujourd’hui  dans  le  bassin  rennais.  L’ex-
           Une influence du clergé ?
                                                                pression définit un paysage de semi-bocage composé
              Par  ailleurs,  les  limites  des  trois  zones  identifiées   de  grandes  parcelles,  parfois  laniérées,  autour  des-
           ne  correspondent  pas  non  plus  aux  circonscriptions   quelles  subsistent  par  endroits  de  grandes  haies
           ecclésiastiques,  ce  qui  aurait  pu  appuyer  l’hypothèse   d’arbres.  Pour  mieux  comprendre  la  raison  pour  la-
           d’une  influence  du  clergé  sur  les  pratiques  nomina-
                                                                quelle les marraines ne transmettaient pas leurs noms
           tives.  On  voit  en  effet  que  dans  l’évêché  de  Saint-  aux filles dans ce pays semi-bocager, j’ai étudié l’évo-
           Brieuc, le Goëlo se rattache clairement aux modes de   lution  des  pratiques  nominatives  dans  deux  localités
           nomination  du  Trégor  voisin  tandis  que  l’évêché  de   morbihannaises  situées  dans  la  partie  orientale  de  la
           Vannes est partagé entre le Bas Vannetais qui s’aligne   Bretagne  (Beignon)  et  dans  la  zone  intermédiaire
           sur les pratiques occidentales et le Haut Vannetais pla-
                                                                (Bignan).
           cé dans la zone intermédiaire. En outre, on ne trouve
                         e
           pas avant le 17  siècle de prescriptions épiscopales sur   A Suivre …
           les modalités de la nomination des filles.
                                                                                    Pierre Yves Quemener
           7 - Sur ce sujet, voir Llpq Crjsjtm, Approche phonologique, morphologique et syntaxique de breton du Grand Lorient (bas-vannetais),
           Thèse de breton-Celtique, Université Européenne de Bretagne, Rennes 2, 2007, p. 29-30
           8 - Le modèle du couple est adopté en 1570 à Tréguier, en 1578 à Saint-Brieuc et en 1584 à Quimper.
           9 - Dans les diocèses orientaux, le modèle du couple est adopté en 1598 à Vannes, en 1600 à Nantes, et en 1611 à Rennes et Saint-Malo.
                                                                       e
                                                                  e
           10 - Pijnnj-Ysju Qmvwjkjn, « Parrainage et nomination en Bretagne au 15  et 16  siècle », article à paraître dans les Annales de Démogra-
           phie Historique en 2017.

                                                             31
   28   29   30   31   32   33   34   35   36   37   38