Page 106 - Les Misérables - Tome I - Fantine
P. 106

chimiques agissent sur un mélange trouble en précipitant un élément et en
                  clarifiant l’autre.
                     Tout d’abord, avant même de s’examiner et de réfléchir, éperdu, comme
                  quelqu’un qui cherche à se sauver, il tâcha de retrouver l’enfant pour lui
                  rendre son argent, puis, quand il reconnut que cela était inutile et impossible,
                  il s’arrêta désespéré. Au moment où il s’écria : je suis un misérable ! il venait
                  de s’apercevoir tel qu’il était, et il était déjà à ce point séparé de lui-même
                  qu’il lui semblait qu’il n’était plus qu’un fantôme, et qu’il avait là devant
                  lui, en chair et en os, le bâton à la main, la blouse sur les reins, son sac rempli
                  d’objets volés sur le dos, avec son visage résolu et morne, avec sa pensée
                  pleine de projets abominables, le hideux galérien Jean Valjean.
                     L’excès du malheur, nous l’avons remarqué, l’avait fait en quelque sorte
                  visionnaire. Ceci fut donc comme une vision. Il vit véritablement ce Jean
                  Valjean,  cette  face  sinistre,  devant  lui.  Il  fut  presque  au  moment  de  se
                  demander qui était cet homme, et il en eut horreur.
                     Son  cerveau  était  dans  un  de  ces  moments  violents  et  pourtant
                  affreusement calmes où la rêverie est si profonde qu’elle absorbe la réalité.
                  On ne voit plus les objets qu’on a devant soi, et l’on voit comme en dehors
                  de soi les figures qu’on a dans l’esprit.
                     Il se contempla donc, pour ainsi dire, face à face, et en même temps, à
                  travers cette hallucination, il voyait dans une profondeur mystérieuse une
                  sorte de lumière qu’il prit d’abord pour un flambeau. En regardant avec plus
                  d’attention cette lumière qui apparaissait à sa conscience, il reconnut qu’elle
                  avait la forme humaine, et que ce flambeau était l’évêque.
                     Sa conscience considéra tour à tour ces deux hommes ainsi placés devant
                  elle, l’évêque et Jean Valjean. Il n’avait pas fallu moins que le premier pour
                  détremper le second. Par un de ces effets singuliers qui sont propres à ces
                  sortes d’extases, à mesure que sa rêverie se prolongeait, l’évêque grandissait
                  et resplendissait à ses yeux, Jean Valjean s’amoindrissait et s’effaçait. À un
                  certain moment il ne fut plus qu’une ombre. Tout à coup il disparut. L’évêque
                  seul était resté.
                     Il remplissait toute l’âme de ce misérable d’un rayonnement magnifique.
                     Jean Valjean pleura longtemps. Il pleura à chaudes larmes, il pleura à
                  sanglots, avec plus de faiblesse qu’une femme, avec plus d’effroi qu’un
                  enfant.
                     Pendant qu’il pleurait, le jour se faisait de plus en plus dans son cerveau,
                  un jour extraordinaire, un jour ravissant et terrible à la fois. Sa vie passée,
                  sa  première  faute,  sa  longue  expiation,  son  abrutissement  extérieur,  son
                  endurcissement  intérieur,  sa  mise  en  liberté  réjouie  par  tant  de  plans  de
                  vengeance, ce qui lui était arrivé chez l’évêque, la dernière chose qu’il avait
                  faite,  ce  vol  de  quarante  sous  à  un  enfant,  crime  d’autant  plus  lâche  et





                                                                                        99
   101   102   103   104   105   106   107   108   109   110   111