Page 110 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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était constitutionnel. La Minerve appelait Chateaubriand Chateaubriant. Ce
                  faisait  beaucoup  rire  les  bourgeois  aux  dépens  du  grand  écrivain.  Dans
                  des journaux vendus, des journalistes prostitués insultaient les proscrits de
                  1815 ; David n’avait plus de talent, Arnault n’avait plus d’esprit, Carnot
                  n’avait plus de probité ; Soult n’avait gagné aucune bataille ; il est vrai que
                  Napoléon n’avait plus de génie. Personne n’ignore qu’il est assez rare que
                  les lettres adressées par la poste à un exilé lui parviennent, les polices se
                  faisant un religieux devoir de les intercepter. Le fait n’est point nouveau ;
                  Descartes  banni  s’en  plaignait.  Or,  David  ayant,  dans  un  journal  belge,
                  montré quelque humeur de ne pas recevoir les lettres qu’on lui écrivait,
                  ceci paraissait plaisant aux feuilles royalistes qui bafouaient à cette occasion
                  le proscrit. Dire : les régicides, ou dire : les votants, dire : les ennemis,
                  ou  dire  :  les  alliés,  dire  Napoléon,  ou  dire  :  Buonaparte,  cela  séparait
                  deux hommes plus qu’un abîme. Tous les gens de bon sens convenaient
                  que  l’ère  des  révolutions  était  à  jamais  fermée  par  le  roi  Louis  XVIII,
                  surnommé « l’immortel auteur de la charte ». Au terre-plein du Pont-Neuf,
                  on sculptait le mot Redivivus, sur le piédestal qui attendait la statue de Henri
                  IV.M. Piet ébauchait, rue Thérèse, n° 4, son conciliabule pour consolider
                  la monarchie. Les chefs de la droite disaient dans les conjonctures graves :
                  « Il faut écrire à Bacot ». MM. Canuel, O’Mahony et de Chappedelaine
                  esquissaient, un peu approuvés de Monsieur, ce qui devait être plus tard
                  « la conspiration du bord de l’eau ». L’Épingle Noire complotait de son
                  côté. Delaverderie s’abouchait avec Trogoff. M. Decazes, esprit dans une
                  certaine mesure libéral, dominait. Chateaubriand, debout tous les matins
                  devant sa fenêtre du n° 27 de la rue Saint-Dominique, en pantalon à pieds
                  et en pantoufles, ses cheveux gris coiffés d’un madras, les yeux fixés sur
                  un miroir, une trousse complète de chirurgien dentiste ouverte devant lui, se
                  curait les dents, qu’il avait charmantes, tout en dictant des variantes de la
                  Monarchie selon la Charte à M. Pilorge, son secrétaire. La critique faisant
                  autorité préférait Lafon à Talma. M. de Féletz signait A. ; M. Hoffmann
                  signait Z. Charles Nodier écrivait Thérèse Aubert. Le divorce était aboli.
                  Les lycées s’appelaient collèges. Les collégiens, ornés au collet d’une fleur
                  de lys d’or, s’y gourmaient à propos du roi de Rome. La contre-police du
                  château dénonçait à son altesse royale Madame le portrait, partout exposé,
                  de M. le duc d’Orléans, lequel avait meilleure mine en uniforme de colonel
                  général des hussards que M. le duc de Berry en uniforme de colonel général
                  des  dragons  ;  grave  inconvénient.  La  ville  de  Paris  faisait  redorer  à  ses
                  frais le dôme des Invalides. Les hommes sérieux se demandaient ce que
                  ferait,  dans  telle  ou  telle  occasion,  M.  de  Trinquelague  ;  M.  Clausel  de
                  Montais se séparait, sur divers points, de M. Clausel de Coussergues ; M. de
                  Salaberry n’était pas content. Le comédien Picard, qui était de l’Académie





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