Page 109 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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larges mains des kaiserlicks. Le Champ-de-Mai avait eu cela de remarquable
                  qu’il avait été tenu au mois de juin et au Champ-de-Mars. En cette année
                  1817, deux choses étaient populaires : le Voltaire-Touquet et la tabatière
                  à la charte. L’émotion parisienne la plus récente était le crime de Dautun
                  qui avait jeté la tête de son frère dans le bassin du Marché-aux-Fleurs. On
                  commençait à faire au ministère de la marine une enquête sur cette fatale
                  frégate de la Méduse qui devait couvrir de honte Chaumareix et de gloire
                  Géricault. Le colonel Selves allait en Égypte pour y devenir Soliman pacha.
                  Le palais des Thermes, rue de la Harpe, servait de boutique à un tonnelier.
                  On voyait encore sur la plate-forme de la tour octogone de l’hôtel de Cluny la
                  petite logette en planches qui avait servi d’observatoire à Messier, astronome
                  de la marine sous Louis XVI. La duchesse de Duras lisait à trois ou quatre
                  amis, dans son boudoir meublé d’X en satin bleu ciel, Ourika inédite. On
                  grattait les N au Louvre. Le pont d’Austerlitz abdiquait et s’intitulait pont
                  du Jardin du Roi, double énigme qui déguisait à la fois le pont d’Austerlitz
                  et le jardin des Plantes. Louis XVIII, préoccupé, tout en annotant du coin de
                  l’ongle Horace, des héros qui se font empereurs et des sabotiers qui se font
                  dauphins, avait deux soucis, Napoléon et Mathurin Bruneau. L’académie
                  française  donnait  pour  sujet  de  prix  :  Le  bonheur  que  procure  l’étude.
                  M. Bellart était officiellement éloquent. On voyait germer à son ombre ce
                  futur avocat général de Broë, promis aux sarcasmes de Paul-Louis Courier.
                  Il y avait un faux Chateaubriand appelé Marchangy, en attendant qu’il y
                  eût un faux Marchangy appelé d’Arlincourt. Claire d’Albe et Malek-Adel
                  étaient des chefs-d’œuvre ; madame Cottin était déclarée le premier écrivain
                  de  l’époque.  L’Institut  laissait  rayer  de  sa  liste  l’académicien  Napoléon
                  Bonaparte. Une ordonnance royale érigeait Angoulême en école de marine,
                  car, le duc d’Angoulême étant grand amiral, il était évident que la ville
                  d’Angoulême avait de droit toutes les qualités d’un port de mer, sans quoi
                  le principe monarchique eût été entamé. On agitait en conseil des ministres
                  la question de savoir si l’on devait tolérer les vignettes représentant des
                  voltiges qui assaisonnaient les affiches de Franconi et qui attroupaient les
                  polissons des rues. M. Paër, auteur de l’Agnese, bonhomme à la face carrée
                  qui avait une verrue sur la joue, dirigeait les petits concerts intimes de la
                  marquise de Sassenaye, rue de la Ville-l’Évêque. Toutes les jeunes filles
                  chantaient  l’Ermite  de  Saint-Avelle,  paroles  d’Edmond  Géraud.  Le  Nain
                  jaune se transformait en Miroir. Le café Lemblin tenait pour l’empereur
                  contre le café Valois qui tenait pour les Bourbons. On venait de marier à
                  une princesse de Sicile M. le duc de Berry, déjà regardé du fond de l’ombre
                  par Louvel. Il y avait un an que madame de Staël était morte. Les gardes du
                  corps sifflaient mademoiselle Mars. Les grands journaux étaient tout petits.
                  Le  format  était  restreint,  mais  la  liberté  était  grande.  Le  Constitutionnel





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