Page 112 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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comme néologisme par M. Royer-Collard. On pouvait distinguer encore à
                  sa blancheur, sous la troisième arche du pont d’Iéna, la pierre neuve avec
                  laquelle, deux ans auparavant, on avait bouché le trou de mine pratiqué par
                  Blücher pour faire sauter le pont. La justice appelait à sa barre un homme
                  qui, en voyant entrer le comte d’Artois à Notre-Dame, avait dit tout haut :
                  Sapristi ! je regrette le temps où je voyais Bonaparte et Talma entrer bras
                  dessus, bras dessous, au Bal-Sauvage. Propos séditieux. Six mois de prison.
                  Des  traîtres  se  montraient  déboutonnés  ;  des  hommes  qui  avaient  passé
                  à l’ennemi la veille d’une bataille, ne cachaient rien de la récompense et
                  marchaient impudiquement en plein soleil dans le cynisme des richesses et
                  des dignités ; des déserteurs de Ligny et des Quatre-Bras, dans le débraillé
                  de leur turpitude payée, étalaient leur dévouement monarchique tout nu ;
                  oubliant ce qui est écrit en Angleterre sur la muraille intérieure des water-
                  closets publics : Please adjust your dress before leaving.
                     Voilà, pêle-mêle, ce qui surnage confusément de l’année 1817, oubliée
                  aujourd’hui. L’histoire néglige presque toutes ces particularités, et ne peut
                  faire autrement ; l’infini l’envahirait. Pourtant ces détails, qu’on appelle à
                  tort petits, – il n’y a ni petits faits dans l’humanité, ni petites feuilles dans la
                  végétation, – sont utiles. C’est de la physionomie des années que se compose
                  la figure des siècles.
                     En cette année 1817, quatre jeunes parisiens firent « une bonne farce »


                                                     II
                                           Double quatuor



                     Ces parisiens étaient l’un de Toulouse, l’autre de Limoges, le troisième
                  de Cahors et le quatrième de Montauban ; mais ils étaient étudiants, et qui
                  dit étudiant dit parisien ; étudier à Paris, c’est naître à Paris.
                     Ces jeunes gens étaient insignifiants ; tout le monde a vu ces figures-
                  là ; quatre échantillons du premier venu ; ni bons ni mauvais, ni savants ni
                  ignorants, ni des génies ni des imbéciles ; beaux de ce charmant avril qu’on
                  appelle vingt ans. C’étaient quatre Oscars quelconques ; car à cette époque
                  les Arthurs n’existaient pas encore. Brûlez pour lui les parfums d’Arabie,
                  s’écriait  la  romance,  Oscar  s’avance,  Oscar,  je  vais  le  voir  !  On  sortait
                  d’Ossian, l’élégance était scandinave et calédonienne, le genre anglais pur
                  ne devait prévaloir que plus tard, et le premier des Arthurs, Wellington,
                  venait à peine de gagner la bataille de Waterloo.
                     Ces  Oscars  s’appelaient  l’un  Félix  Tholomyès,  de  Toulouse  ;  l’autre
                  Listolier, de Cahors ; l’autre Fameuil, de Limoges ; le dernier Blachevelle,
                  de Montauban. Naturellement chacun avait sa maîtresse. Blachevelle aimait




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