Page 185 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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– Vous direz, j’aurais pu donner ma démission, mais cela ne suffit pas.
                  Donner sa démission, c’est honorable. J’ai failli, je dois être puni. Il faut que
                  je sois chassé.
                     Et après une pause, il ajouta :
                     –  Monsieur  le  maire,  vous  avez  été  sévère  pour  moi  l’autre  jour
                  injustement. Soyez-le aujourd’hui justement.
                     – Ah çà ! pourquoi ? s’écria M. Madeleine. Quel est ce galimatias ?
                  qu’est-ce que cela veut dire ? où y a-t-il un acte coupable commis contre
                  moi par vous ? qu’est-ce que vous m’avez fait ? quels torts avez-vous envers
                  moi ? Vous vous accusez, vous voulez être remplacé…
                     – Chassé, dit Javert.
                     – Chassé, soit. C’est fort bien. Je ne comprends pas.
                     – Vous allez comprendre, monsieur le maire.
                     Javert  soupira  du  fond  de  sa  poitrine  et  reprit  toujours  froidement  et
                  tristement :
                     – Monsieur le maire, il y a six semaines, à la suite de cette scène pour
                  cette fille, j’étais furieux, je vous ai dénoncé.
                     – Dénoncé !
                     – À la préfecture de police de Paris.
                     M. Madeleine, qui ne riait pas beaucoup plus souvent que Javert, se mit
                  à rire.
                     – Comme maire ayant empiété sur la police ?
                     – Comme ancien forçat.
                     Le maire devint livide.
                     Javert, qui n’avait pas levé les yeux, continua :
                     – Je le croyais. Depuis longtemps j’avais des idées. Une ressemblance,
                  des renseignements que vous avez fait prendre à Faverolles, votre force des
                  reins, l’aventure du vieux Fauchelevent, votre adresse au tir, votre jambe
                  qui traîne un peu, est-ce que je sais, moi ? des bêtises ! mais enfin je vous
                  prenais pour un nommé Jean Valjean.
                     – Un nommé ?… Comment dites-vous ce nom-là ?
                     – Jean Valjean. C’est un forçat que j’avais vu il y a vingt ans quand j’étais
                  adjudant-garde-chiourme à Toulon. En sortant du bagne, ce Jean Valjean
                  avait, à ce qu’il paraît, volé chez un évêque, puis il avait commis un autre
                  vol à main armée, dans un chemin public, sur un petit savoyard. Depuis
                  huit ans il s’était dérobé, on ne sait comment, et on le cherchait. Moi je
                  m’étais figuré… – Enfin j’ai fait cette chose ! La colère m’a décidé, je vous
                  ai dénoncé à la préfecture.
                     M. Madeleine, qui avait ressaisi le dossier depuis quelques instants, reprit
                  avec un accent de parfaite indifférence :
                     – Et que vous a-t-on répondu ?




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