Page 181 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Javert dans cette même nuit avait écrit une lettre. Il remit lui-même cette
lettre le lendemain matin au bureau de poste de Montreuil-sur-Mer. Elle
était pour Paris et la suscription portait : À monsieur Chabouillet, secrétaire
de monsieur le préfet de police. Comme l’affaire du corps de garde s’était
ébruitée, la directrice du bureau de poste et quelques autres personnes qui
virent la lettre avant le départ et qui reconnurent l’écriture de Javert sur
l’adresse, pensèrent que c’était sa démission qu’il envoyait.
M. Madeleine se hâta d’écrire aux Thénardier. Fantine leur devait cent
vingt francs. Il leur envoya trois cents francs, en leur disant de se payer sur
cette somme et d’amener tout de suite l’enfant à Montreuil-sur-Mer où sa
mère malade la réclamait.
Ceci éblouit le Thénardier. – Diable ! dit-il à sa femme, ne lâchons pas
l’enfant. Voilà que cette mauviette va devenir une vache à lait. Je devine.
Quelque jocrisse se sera amouraché de la mère.
Il riposta par un mémoire de cinq cents et quelques francs fort bien
fait. Dans ce mémoire figuraient pour plus de trois cents francs deux notes
incontestables, l’une d’un médecin, l’autre d’un apothicaire, lesquels avaient
soigné et médicamenté dans deux longues maladies Éponine et Azelma.
Cosette, nous l’avons dit, n’avait pas été malade. Ce fut l’affaire d’une toute
petite substitution de noms. Thénardier mit au bas du mémoire : reçu à
compte trois cents francs.
M. Madeleine envoya tout de suite trois cents autres francs et écrivit :
Dépêchez-vous d’amener Cosette.
– Christi ! dit le Thénardier, ne lâchons pas l’enfant.
Cependant Fantine ne se rétablissait point. Elle était toujours à
l’infirmerie.
Les sœurs n’avaient d’abord reçu et soigné « cette fille » qu’avec
répugnance. Qui a vu les bas-reliefs de Reims se souvient du gonflement de
la lèvre inférieure des vierges sages regardant les vierges folles. Cet antique
mépris des vestales pour les ambubaïes est un des plus profonds instincts
de la dignité féminine ; les sœurs l’avaient éprouvé, avec le redoublement
qu’ajoute la religion. Mais, en peu de jours, Fantine les avait désarmées.
Elle avait toutes sortes de paroles humbles et douces, et la mère qui était
en elle attendrissait. Un jour les sœurs l’entendirent qui disait à travers la
fièvre : – J’ai été une pécheresse, mais quand j’aurai mon enfant près de moi,
cela voudra dire que Dieu m’a pardonné. Pendant que j’étais dans le mal, je
n’aurais pas voulu avoir ma Cosette avec moi, je n’aurais pas pu supporter
ses yeux étonnés et tristes. C’était pour elle pourtant que je faisais le mal,
et c’est ce qui fait que Dieu me pardonne. Je sentirai la bénédiction du bon
Dieu quand Cosette sera ici. Je la regarderai, cela me fera du bien de voir
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