Page 177 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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– Inspecteur Javert, repartit M. Madeleine avec un accent conciliant et
calme, écoutez. Vous êtes un honnête homme, et je ne fais nulle difficulté
de m’expliquer avec vous. Voici le vrai. Je passais sur la place comme vous
emmeniez cette femme, il y avait encore des groupes, je me suis informé,
j’ai tout su, c’est le bourgeois qui a eu tort et qui, en bonne police, eût dû
être arrêté.
Javert reprit :
– Cette misérable vient d’insulter monsieur le maire.
– Ceci me regarde, dit M. Madeleine. Mon injure est à moi peut-être. J’en
puis faire ce que je veux.
– Je demande pardon à monsieur le maire. Son injure n’est pas à lui, elle
est à la justice.
– Inspecteur Javert, répliqua M. Madeleine, la première justice, c’est la
conscience. J’ai entendu cette femme. Je sais ce que je fais.
– Et moi, monsieur le maire, je ne sais pas ce que je vois.
– Alors contentez-vous d’obéir.
– J’obéis à mon devoir. Mon devoir veut que cette femme fasse six mois
de prison.
M. Madeleine répondit avec douceur :
– Écoutez bien ceci. Elle n’en fera pas un jour.
À cette parole décisive, Javert osa regarder le maire fixement, et lui dit,
mais avec un son de voix toujours profondément respectueux :
– Je suis au désespoir de résister à monsieur le maire, c’est la première
fois de ma vie, mais il daignera me permettre de lui faire observer que je
suis dans la limite de mes attributions. Je reste, puisque monsieur le maire le
veut, dans le fait du bourgeois. J’étais là. C’est cette fille qui s’est jetée sur
monsieur Bamatabois, qui est électeur et propriétaire de cette belle maison
à balcon qui fait le coin de l’esplanade, à trois étages et toute en pierre de
taille. Enfin, il y a des choses dans ce monde ! Quoi qu’il en soit, monsieur
le maire, cela, c’est un fait de police de la rue qui me regarde, et je retiens
la femme Fantine.
Alors M. Madeleine croisa les bras et dit avec une voix sévère que
personne dans la ville n’avait encore entendue :
– Le fait dont vous parlez est un fait de police municipale. Aux termes des
articles neuf, onze, quinze et soixante-six du code d’instruction criminelle,
j’en suis juge. J’ordonne que cette femme soit mise en liberté.
Javert voulut tenter un dernier effort.
– Mais, monsieur le maire…
– Je vous rappelle, à vous, l’article quatre-vingt-un de la loi du 13
décembre 1799 sur la détention arbitraire.
– Monsieur le maire, permettez…
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