Page 178 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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– Plus un mot.
– Pourtant…
– Sortez, dit M. Madeleine.
Javert reçut le coup, debout, de face, et en pleine poitrine comme un
soldat russe. Il salua jusqu’à terre monsieur le maire, et sortit.
Fantine se rangea de la porte et le regarda avec stupeur passer devant elle.
Cependant elle aussi était en proie à un bouleversement étrange. Elle
venait de se voir en quelque sorte disputée par deux puissances opposées.
Elle avait vu lutter devant ses yeux deux hommes tenant dans leurs mains
sa liberté, sa vie, son âme, son enfant ; l’un de ces hommes la tirait du côté
de l’ombre, l’autre la ramenait vers la lumière. Dans cette lutte, entrevue
à travers les grossissements de l’épouvante, ces deux hommes lui étaient
apparus comme deux géants ; l’un parlait comme son démon, l’autre parlait
comme son bon ange. L’ange avait vaincu le démon, et, chose qui la faisait
frissonner de la tête aux pieds, cet ange, ce libérateur, c’était précisément
l’homme qu’elle abhorrait, ce maire qu’elle avait si longtemps considéré
comme l’auteur de tous ses maux, ce Madeleine ! et au moment même où
elle venait de l’insulter d’une façon hideuse, il la sauvait ! S’était-elle donc
trompée ? Devait-elle donc changer toute son âme ?… Elle ne savait, elle
tremblait. Elle écoutait éperdue, elle regardait effarée, et à chaque parole
que disait M. Madeleine, elle sentait fondre et s’écrouler en elle les affreuses
ténèbres de la haine et naître dans son cœur je ne sais quoi de réchauffant et
d’ineffable qui était de la joie, de la confiance et de l’amour.
Quand Javert fut sorti, M. Madeleine se tourna vers elle, et lui dit avec
une voix lente, ayant peine à parler comme un homme sérieux qui ne veut
pas pleurer :
– Je vous ai entendue. Je ne savais rien de ce que vous avez dit. Je crois
que c’est vrai, et je sens que c’est vrai. J’ignorais même que vous eussiez
quitté mes ateliers. Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée à moi ? Mais
voici : je payerai vos dettes, je ferai venir votre enfant, ou vous irez la
rejoindre. Vous vivrez ici, à Paris, où vous voudrez. Je me charge de votre
enfant et de vous. Vous ne travaillerez plus, si vous voulez. Je vous donnerai
tout l’argent qu’il vous faudra. Vous redeviendrez honnête en redevenant
heureuse. Et même, écoutez, je vous le déclare dès à présent, si tout est
comme vous le dites, et je n’en doute pas, vous n’avez jamais cessé d’être
vertueuse et sainte devant Dieu. Oh ! pauvre femme !
C’en était plus que la pauvre Fantine n’en pouvait supporter. Avoir
Cosette ! sortir de cette vie infâme ! vivre libre, riche, heureuse, honnête,
avec Cosette ! voir brusquement s’épanouir au milieu de sa misère toutes ces
réalités du paradis ! Elle regarda comme hébétée cet homme qui lui parlait, et
ne put que jeter deux ou trois sanglots : oh ! oh ! oh ! Ses jarrets plièrent, elle
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