Page 174 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Ce mot, monsieur le maire, fit sur la Fantine un effet étrange. Elle se
                  dressa debout tout d’une pièce comme un spectre qui sort de terre, repoussa
                  les soldats des deux bras, marcha droit à M. Madeleine avant qu’on eût pu
                  la retenir, et le regardant fixement, l’air égaré, elle cria :
                     – Ah ! c’est donc toi qui es monsieur le maire !
                     Puis elle éclata de rire et lui cracha au visage.
                     M. Madeleine s’essuya le visage, et dit :
                     – Inspecteur Javert, mettez cette femme en liberté.
                     Javert se sentit au moment de devenir fou. Il éprouvait en cet instant,
                  coup sur coup, et presque mêlées ensemble, les plus violentes émotions
                  qu’il eût ressenties de sa vie. Voir une fille publique cracher au visage d’un
                  maire, cela était une chose si monstrueuse que, dans ses suppositions les
                  plus effroyables, il eût regardé comme un sacrilège de le croire possible.
                  D’un  autre  côté,  dans  le  fond  de  sa  pensée,  il  faisait  confusément  un
                  rapprochement hideux entre ce qu’était cette femme et ce que pouvait être ce
                  maire, et alors il entrevoyait avec horreur je ne sais quoi de tout simple dans
                  ce prodigieux attentat. Mais quand il vit ce maire, ce magistrat, s’essuyer
                  tranquillement  le  visage  et  dire  :  mettez  cette  femme  en  liberté,  il  eut
                  comme un éblouissement de stupeur ; la pensée et la parole lui manquèrent
                  également ; la somme de l’étonnement possible était dépassée pour lui. Il
                  resta muet.
                     Ce mot n’avait pas porté un coup moins étrange à la Fantine. Elle leva
                  son bras nu et se cramponna à la clef du poêle comme une personne qui
                  chancelle. Cependant elle regardait tout autour d’elle et elle se mit à parler
                  à voix basse, comme si elle se parlait à elle-même.
                     – En liberté ! qu’on me laisse aller ! que je n’aille pas en prison six mois !
                  Qui est-ce qui a dit cela ? Il n’est pas possible qu’on ait dit cela. J’ai mal
                  entendu. Ça ne peut pas être ce monstre de maire ! Est-ce que c’est vous,
                  mon bon monsieur Javert, qui avez dit qu’on me mette en liberté ? Oh !
                  voyez-vous ! je vais vous dire et vous me laisserez aller. Ce monstre de
                  maire, ce vieux gredin de maire, c’est lui qui est cause de tout. Figurez-vous,
                  monsieur Javert, qu’il m’a chassée ! à cause d’un tas de gueuses qui tiennent
                  des propos dans l’atelier. Si ce n’est pas là une horreur ! renvoyer une pauvre
                  fille qui fait honnêtement son ouvrage ! Alors je n’ai plus gagné assez, et
                  tout le malheur est venu. D’abord il y a une amélioration que ces messieurs
                  de la police devraient bien faire, ce serait d’empêcher les entrepreneurs des
                  prisons de faire du tort aux pauvres gens. Je vais vous expliquer cela, voyez-
                  vous. Vous gagnez douze sous dans les chemises, cela tombe à neuf sous, il
                  n’y a plus moyen de vivre. Il faut donc devenir ce qu’on peut. Moi, j’avais
                  ma petite Cosette, j’ai bien été forcée de devenir une mauvaise femme. Vous
                  comprenez à présent que c’est ce gueux de maire qui a fait tout le mal.





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