Page 176 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Tout  à  coup  elle  rajusta  vivement  le  désordre  de  ses  vêtements,  fit
                  retomber les plis de sa robe qui en se traînant s’était relevée presque à la
                  hauteur du genou, et marcha vers la porte en disant à demi-voix aux soldats
                  avec un signe de tête amical :
                     – Les enfants, monsieur l’inspecteur a dit qu’on me lâche, je m’en vas.
                     Elle mit la main sur le loquet. Un pas de plus, elle était dans la rue.
                     Javert jusqu’à cet instant était resté debout, immobile, l’œil fixé à terre,
                  posé de travers au milieu de cette scène comme une statue dérangée qui
                  attend qu’on la mette quelque part.
                     Le bruit que fit le loquet le réveilla. Il releva la tête avec une expression
                  d’autorité souveraine, expression toujours d’autant plus effrayante que le
                  pouvoir se trouve placé plus bas, féroce chez la bête fauve, atroce chez
                  l’homme de rien.
                     – Sergent, cria-t-il, vous ne voyez pas que cette drôlesse s’en va ! Qui
                  est-ce qui vous a dit de la laisser aller ?
                     – Moi, dit Madeleine.
                     La Fantine à la voix de Javert avait tremblé et lâché le loquet comme un
                  voleur pris lâche l’objet volé. À la voix de Madeleine, elle se retourna, et à
                  partir de ce moment, sans qu’elle prononçât un mot, sans qu’elle osât même
                  laisser sortir son souffle librement, son regard alla tour à tour de Madeleine
                  à Javert et de Javert à Madeleine, selon que c’était l’un ou l’autre qui parlait.
                     Il était évident qu’il fallait que Javert eût été comme on dit, « jeté hors des
                  gonds » pour qu’il se fût permis d’apostropher le sergent comme il l’avait
                  fait, après l’invitation du maire de mettre Fantine en liberté. En était-il venu
                  à oublier la présence de monsieur le maire ? Avait-il fini par se déclarer à lui-
                  même qu’il était impossible qu’une « autorité » eût donné un pareil ordre,
                  et que bien certainement monsieur le maire avait dû dire sans le vouloir une
                  chose pour une autre ? Ou bien, devant les énormités dont il était témoin
                  depuis deux heures, se disait-il qu’il fallait revenir aux suprêmes résolutions,
                  qu’il était nécessaire que le petit se fit grand, que le mouchard se transformât
                  en magistrat, que l’homme de police devint homme de justice, et qu’en cette
                  extrémité prodigieuse l’ordre, la loi, la morale ; le gouvernement, la société
                  tout entière, se personnifiaient en lui Javert ?
                     Quoi  qu’il  en  soit,  quand  M.  Madeleine  eut  dit  ce  moi  qu’on  vient
                  d’entendre, on vit l’inspecteur de police Javert se tourner vers monsieur le
                  maire, pâle, froid, les lèvres bleues, le regard désespéré, tout le corps agité
                  d’un tremblement imperceptible, et chose inouïe, lui dire, l’œil baissé, mais
                  la voix ferme :
                     – Monsieur le maire, cela ne se peut pas.
                     – Comment ? dit M. Madeleine.
                     – Cette malheureuse a insulté un bourgeois.




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