Page 175 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Après cela, j’ai piétiné le chapeau de ce monsieur bourgeois devant le café
                  des officiers. Mais lui, il m’avait perdu toute ma robe avec de la neige.
                  Nous autres, nous n’avons qu’une robe de soie, pour le soir. Voyez-vous,
                  je n’ai jamais fait de mal exprès, vrai, monsieur Javert, et je vois partout
                  des femmes bien plus méchantes que moi qui sont bien plus heureuses. Ô
                  monsieur Javert, c’est vous qui avez dit qu’on me mette dehors, n’est-ce
                  pas ? Prenez des informations, parlez à mon propriétaire, maintenant je paye
                  mon terme, on vous dira bien que je suis honnête. Ah ! mon Dieu, je vous
                  demande pardon, j’ai touché, sans faire attention, à la clef du poêle, et cela
                  fait fumer.
                     M. Madeleine l’écoutait avec une attention profonde. Pendant qu’elle
                  parlait, il avait fouillé dans son gilet, en avait tiré sa bourse et l’avait ouverte.
                  Elle était vide. Il l’avait remise dans sa poche. Il dit à la Fantine ;
                     – Combien avez-vous dit que vous deviez ?
                     La Fantine, qui ne regardait que Javert, se retourna de son côté :
                     – Est-ce que je te parle, à toi !
                     Puis s’adressant aux soldats :
                     – Dites donc, vous autres, avez-vous vu comme je te vous lui ai craché
                  à la figure ? Ah ! vieux scélérat, de maire, tu viens ici pour me faire peur,
                  mais je n’ai pas peur de toi. J’ai peur de monsieur Javert. J’ai peur de mon
                  bon monsieur Javert !
                     En parlant ainsi elle se retourna vers l’inspecteur :
                     –  Avec  ça,  voyez-vous,  monsieur  l’inspecteur,  il  faut  être  juste.  Je
                  comprends que vous êtes juste, monsieur l’inspecteur. Au fait, c’est tout
                  simple, un homme qui joue à mettre un peu de neige dans le dos d’une
                  femme, ça les faisait rire, les officiers, il faut bien qu’on se divertisse à
                  quelque chose, nous autres nous sommes là pour qu’on s’amuse, quoi ! Et
                  puis, vous, vous venez, vous êtes bien forcé de mettre l’ordre, vous emmenez
                  la femme qui a tort, mais en y réfléchissant, comme vous êtes bon, vous
                  dites qu’on me mette en liberté, c’est pour la petite, parce que six mois en
                  prison, cela m’empêcherait de nourrir mon enfant. Seulement n’y reviens
                  plus, coquine ! Oh ! je n’y reviendrai plus, monsieur Javert ! on me fera tout
                  ce qu’on voudra maintenant, je ne bougerai plus. Seulement, aujourd’hui,
                  voyez-vous, j’ai crié parce que cela m’a fait mal, je ne m’attendais pas du
                  tout à cette neige de ce monsieur, et puis, je vous ai dit, je ne me porte pas
                  très bien, je tousse, j’ai là dans l’estomac comme une boule qui me brûle, que
                  le médecin me dit : soignez-vous. Tenez, tâtez, donnez votre main, n’ayez
                  pas peur, c’est ici.
                     Elle ne pleurait plus, sa voix était caressante, elle appuyait sur sa gorge
                  blanche et délicate la grosse main rude de Javert, et elle le regardait en
                  souriant.





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