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Ce soir, il y a 30 invités selon une coutume récente aux allures d’un vrai rituel.
Je me demande si nous ne participons pas à un soi-disant "dîner de remise en
forme" où seuls 12 d'entre nous pourront s'asseoir à table. J’ai à peine gagné la
salle, lorsque j’ai entendu dire qu’aujourd'hui, exceptionnellement, nous serons
tous assis. Bonne nouvelle, car j’ai faim et je m'inquiète plus du menu qui nous
sera servi, que de l'art baroque qui m’entoure. J’ai la certitude à propos de la
robe extravagante de cette femme qui tient dans sa main toutes les cordes
politiques, sociales, administratives de la cour du duc Eberhard Ludwig, que le
mot « baroque » a son origine dans les perles (barocco en portugais) qui
l’ornent. Je voudrais échanger cette idée avec mes voisins de table, mais les voix
sont à peines audibles et seuls, les yeux bougent en suivant les mouvements de
notre hôte, qui nous invite à goûter la soupe aux amandes servie à l’instant dans
une tasse en porcelaine blanche faite par l'alchimiste Johann Friedrich Böttger
- manufacture de Meissen depuis 1710. Ce fut une grande réussite de l’époque
et personne ne regrette qu'au lieu de l’or, l'alchimiste inventa la porcelaine. Je
goûte avec grand plaisir le liquide dans lequel les amandes moulues ont été
bouillies et mélangées à la crème fraîche de Ludwigsburg. L'arôme de la cannelle
enveloppe également les croûtons de blé « accroc » qui y flottent. Cette espèce
de blé, qui a un épi à grain unique, est très rustique. J'apprécie la soupe et en
revenant sur mon avis, je me dis que le nom baroque a, peut-être, été entériné
par l’ exclamation d'un visiteur français à la vue du palais Pamphili à Rome :
« Quel baroque ridicule! »
Et pourtant, ridicule ou pas, maintenant, à cette époque, les prémisses de l'opéra
italien se créent, maintenant les sonnets pleins d'émotion se composent (« con
affetto »)… La musique de Haendel, Vivaldi et, bien sûr, Bach, doit sa réussite
aux nouvelles règles de composition. Je regrette que la mort de Johann
Sebastian Bach, en 1750, marque la fin de la période de la musique baroque,
mais les mets alignés devant moi me redonnent de la bonne humeur.
La vue du pâté de gibier, à côté duquel une cuillère de marmelade de baies de la
forêt complète l'harmonie, caresse mes papilles et me fait plonger dans une joie
culinaire inoubliable. Les tranches de pain frais, à l'épeautre et graissées au
saindoux, sont un prélude réussi au steak farci d'une tranche de betterave
enrobée de bacon. À côté du steak, on nous sert des rondelles de poireaux
bouillis, accompagnés de cubes de panais frit.
277 ans plus tard, une garniture sans pommes de terre ni tomates serait
inimaginable, mais à cette époque, en 1736, ces légumes ne sont pas encore
consommés à Ludwigsburg.
Les bons vins de la région délient nos langues. Même la comtesse Wilhelmine
von Grävenitz commence à nous parler du grand amour entre elle et le duc
Eberhard Ludwig. N'ayant pas réussi à divorcer, le duc devint morganatique en
épousant Wilhelmine en 1707. Les mariages morganatiques concernaient des
partenaires socialement inégaux. Bien que le duc lui ait donné le titre de
comtesse, des domaines, des palais et une grosse somme d'argent, Wilhelmine
n'avait pas la position nobiliaire requise pour un mariage «normal» en ces temps.