Page 36 - Lux in Nocte 16
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lui demanda d’où il venait et l’étranger lui répondit qu’il venait d’en bas, de la Volga,
                    qu’il y avait travaillé. De parole en parole, le paysan raconta qu’il y avait beaucoup de

                    terres à vendre et que beaucoup de gens s’y installaient. « La terre y est telle, dit-il, que
                    lorsqu’on a semé du seigle, les épis y viennent si hauts et si drus, qu’on ne voit plus les
                    chevaux. Cinq poignées d’épis, et voilà une gerbe. Un paysan tout à fait pauvre, venu
                    avec ses bras tout nus, possède maintenant six chevaux et deux vaches. »

                    Et Pakhom pensait, le cœur enflammé : « Pourquoi alors demeurer ici à l’étroit, quand
                    on peut bien vivre ailleurs ? Je vendrai terre et maison, et avec l’argent je recommencerai
                    tout ; je bâtirai là-bas, et m’y établirai. »


                    Ainsi Pakhom se mit à vendre tous ses biens. Il vendit avantageusement sa terre, sa
                    maison, son bétail, et s’en alla avec sa famille vers le nouveau pays. Tout ce que le paysan
                    avait dit était vrai, et sa vie, en comparaison de celle qu’il menait jadis, était à présent dix
                    fois plus belle : terres de labour et pâturage, il en avait tant qu’il voulait.

                    Dans un premier temps, pendant qu’il bâtissait et s’installait, tout lui paraissait beau ;
                    mais, quand il eut vécu là quelque temps, il lui sembla être à l’étroit. Pakhom désirait,
                    comme les autres, semer beaucoup de froment blanc, mais il avait peu de terre. Il loua
                    donc d’autres terres pour trois ans. Les années étaient bonnes, le blé venait bien, et il

                    gagnait de l’argent. Il n’avait qu’à se laisser vivre ; mais il était ennuyé de louer chaque
                    année la terre ; c’était trop de souci.

                    S’il avait de la terre à lui, il ne s’inclinerait devant personne et tout irait bien.

                    Un jour un marchand s’arrêta chez Pakhom. Il raconta qu’il venait de chez les Baschkirs
                    (nomades asiatiques). Là, disait-il, il avait acheté cinq mille deux cent soixante hectares
                    de terre, et il n’avait payé que mille roubles.

                    « Je n’ai eu pour cela, disait-il, qu’à amadouer les anciens. Je leur ai fait cadeau de robes,
                    de tapis pour une centaine de roubles, d’une caisse de thé, et j’ai offert à boire à qui

                    voulait. Et j’ai acheté la terre pour moins de quarante kopeks l’hectare. »

                    « Ah ! pensa Pakhom, pourquoi acheter ici, tandis que je puis avoir dix fois plus de terres
                    qu’ici ? » Pakhom laissa la maison à la garde de sa femme et partit avec son domestique.
                    Ils se rendirent d’abord à la ville, acheter une caisse de thé, des cadeaux, du vin, tout
                    ce que le marchand lui avait dit. Ils s’en allèrent loin. Ils avaient déjà parcouru quatre
                    cent quatre-vingts kilomètres, quand, le septième jour, ils arrivèrent à un campement de
                    Baschkirs.

                    À la vue de Pakhom, les Baschkirs sortirent de leurs tentes et entourèrent l’étranger.
                    Ils l’engagèrent à boire du thé, on tua un mouton et on lui donna à manger. Pakhom

                    prit les cadeaux dans son tarantass (voiture hippomobile) et les distribua aux Baschkirs
                    en leur expliquant qu’il était venu pour des terres. Les Baschkirs s’en réjouirent, et lui





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