Page 59 - Lux in Nocte 13
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Cinquième conversation dominicale




                                        Dans   monde   reversible,   souviens-toi    de    l'avenir    !
                                             ce


                                                                                 Epaminondas Chiriacopol


                 C’était un dimanche matin frais qui se vautrait comme les autres jours d’automne,
               dans le brouillard normand discrètement irisé par un soleil timide.

                 Attablé, ma vue filtra, à travers les vapeurs du café, le contour du jardin taciturne
               et  m’emmena  dans  ce  sfumato  qui  sans  hésitation  enveloppa  mon  réveil  latent.
               Subrepticement, mon seul contact avec la réalité se résuma à la petite brûlure du
               pain  grillé,  au  goût  vif  de  la  gelée  de  cassis  qui  posait  indifférente  sur  une  fine

               couche de beurre salé. Mon regard, aspiré par le vert intense de la pelouse suivait
               ses frissons discrets, palpitations d’une brise incertaine.
                 Le temps, fragmenté, s’étala sans discernement autour de moi, en cubes muets et
               incolores. Une pensée transparente essayait de trouver un contour pour empêcher

               l’intrusion de mon double, cet alter-ego, qui naquit lorsque pour la première fois j’ai
               rencontré  mon  image  dans  un  miroir  et  qui  depuis,  troublait  sans  vergogne  ma
               paresse transcendantale avec des questions, des doutes, des propos, dont l’acidité

               activait ma défense me plongeant dans la réalité. Parfois il agissait subtilement, en
               accentuant par exemple un détail incongru d’une image qui semblait parfaitement
               harmonieuse, ou, comme aujourd’hui, en me récitant d’une voix terne, d’un autre
               monde :


                 « Elle se meurt dans la souffrance, son passé quitte l’avenir,
                    Digne elle garde confiance, et espère à jamais finir ! »


                   -  Mais de qui parles-tu ? C’est quoi ce panégyrique ?
                   -  Comment, toi qui écoutes la radio, tu n’as pas compris ?
                   -  Comprendre quoi ?
                   -  « Impacter, cool, fake-news, customiser, show bizz, buzz, leader… »

                   -  Et mille autres ; et alors !
                   -  Mais tu ne vois pas que la langue française se meure ! Quelle tragédie !
                   -  Elle  est  obligée  d’évoluer,  ce  n’est  pas  du  latin,  ce  n’est  pas  une  langue
                      morte !

                   -  Non, mais on perd ses vertus.  Le français littéraire classique tel qu’il était
                      utilisé, on va dire de 1800 à 1950 avait des vertus particulières.
                   -  Explique !
                   -  C’était une langue bénéfique pour l’épanouissement et l’entretien du travail

                      intellectuel.







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