Page 54 - Lux in Nocte 13
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monde, affermissant ainsi sa propre action individuelle. Nulle de ces conquêtes n'est
évidemment concevable sans langage dont les codes de l'abstraction équivalaient à ceux
employés, nécessairement, dans les actions techniques.
Le déploiement le plus extraordinaire de la métaphysique naissante est
donné par le rapport à la nature vivante : tous les primates furent végétariens ; l'homme a
dû tuer et manger les victimes de ses sacrifices. Le sang, les mouvements, la palpitation,
les attitudes des animaux si proches s'identifièrent à toute l'humanité, comme les contes
d'aujourd'hui l'illustrent si profondément. Cependant, dès la lisière des forêts, dans les
espaces ouverts où la bipédie le poussait, l'homme a dû surmonter la terreur du sacrifice
pour assurer sa propre survie, il s'agissait alors d'échanger une vie contre l'autre. Nous
sommes là pour illustrer le résultat de ce choix, nullement guidé par les exigences
biologiques, mais exclusivement métaphysiques, spirituelles. Ceux qui n'ont pas voulu
franchir ce pas, dans la conscience, restèrent dans la forêt ou furent exterminés par leurs
propres proies. Tous les mythes de l'humanité se fondent sur ce choix crucial : arracher à
la nature une partie de ses lois ou lui rester inféodé dans toute sa destinée. L'homme n'en
a pas voulu : il s'en déchire encore sous nos yeux, car la satisfaction de besoins physiques
n'a pas guéri cette blessure fondamentale : chaque jour nous trichons par notre simple
existence, nous sommes ainsi condamnés au « progrès » constant, sur le plan des
réalisations tout au moins, alors que la conscience reste imprégnée par les craintes
originelles dont le ressort avait permis la survie.
Le traumatisme de la mort et la nécessité vitale pour l'esprit de lui donner
un sens transparaît matériellement dans de nombreux rituels accordés aux crânes et aux
restes osseux céphaliques comme la mandibule, séparés, isolés, protégés ou marqués de
signes. Mais la délimitation la plus ambitieuse entre nature et culture s'est exprimée par
la protection des restes du défunt, par la sépulture : même mort, l'homme ne pouvait pas
retourner à la nature, c'est-à-dire devenir consommable, telle une viande. L'impossibilité
conférée à son accès physique garantissait, en symétrie, le droit supérieur qu'il s'octroyait
par la chasse et la mise à mort de la nature pour garantir sa propre existence.
Tous ces éléments, parmi bien d'autres, s'étirent sur un axe chronologique
rigoureux : le déroulement du temps donne la clé à cette logique, sans laquelle tous ces
événements pourraient être tenus comme aléatoires. En effet, l'acte de « suspension » du
statut naturel par la sépulture est suivi par l'appréhension symbolique dont les forces
naturelles font l'objet à travers les premières images paléolithiques, toujours animales.
L'emprise symbolique est à la source d'un nouveau langage, gestuel et analogique :
l'image reproduit une partie sélectionnée de la réalité, en lui donnant un sens forgé par
l'esprit : celui du mythe, par lequel passe le rapport à la réalité. D'emblée, leur beauté est
fascinante car les images s'harmonisent aux fonds naturels et jouent sur l'effet de
sensibilité plastique. Leurs messages sont à la fois construits pour être compris et pour
être sentis, au plus profond des roches souterraines, là où la nature renonce à ses lois de
contraintes habituelles, dans le froid, sans lumière, sans repère : seule l'imagination
ordonne, dans l'espace, les éléments du mythe, selon leur déroulement topographique
axé sur le temps pris par leur découverte. On retrouve ici l'idée théologique fondamentale
propre au plan « basilical » de la chrétienté d'occident, où la déambulation physique, sur
cet axe, impose l'usage d'un temps vécu sur un mode analogue à celui du temps biblique
linéarisé. De telles constantes de l'esprit s'édifient dès les phases les plus anciennes de
l'humanité.
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