Page 53 - Lux in Nocte 13
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des « origines », que dans l'éventuelle emprise sur son destin : ces deux illusions se
superposent, elles s'identifient encore à celle d'une existence dégagée d'une emprise
naturelle, perpétuellement rejetée au nom d'une liberté en devenir.
L'idée de la destinée prend tout de même de la consistance lorsqu'un
préhistorien établit le bilan de l'évolution culturelle. En particulier, un ordre immuable
transparaît au travers des apparents tâtonnements suivis par la pensée créatrice. Par
exemple, chez tous les peuples de la terre, la maîtrise des outils précède celle du feu, elle-
même suivie par les sépultures puis l'art, bientôt l'agriculture et finalement l'écriture. De
l'impulsion mécanique « originelle » où la bipédie libère l'encéphale, une logique sans
faille s'empare des tendances historiques, désormais basculées dans l'univers symbolique
où elles s'entrechoquent selon des lois constantes : le relais de la biologie à la pensée est
assuré. Anthropologues, sociologues, psychologues observent tout ceci dans la platitude
d'un temps fixe, comme écrasé selon un plan unique, celui de l'observation, toute
dimension dynamique étant anéantie, les cartes de l'esprit ne fournissent pas les reliefs,
les températures et les vents dominants : tout se vaut puisque tout se joue dans l'action
synchronique. À l'inverse, le recours au temps donne un sens, une signification, à travers
l'organisation successive lentement suivie par les valeurs dans lesquelles l'humanité se
définit elle-même.
Ici intervient le profond mécanisme propre à l'humanité et greffé sur la
mouvance irrésistible du temps. L'enveloppe formée par les traditions suit sa propre
histoire dont elle impose les étapes à chaque individu. La charge éducative s'alourdit
symétriquement et le champ ouvert à la liberté personnelle se restreint. Chez l'homme,
l'ethnie récupère une partie des droits de l'espèce : l'héritage y est codé, par la voie du
symbole. L'effet biologique reste secondaire depuis quelques millions d'années : l'espèce
est constituée, les modifications ostéo-musculaires ne portent plus sur le génome mais
affectent des tendances générales, enclenchées par la bipédie, dix millions d'années plus
tôt. L'aventure humaine est désormais « entre ses mains » au plus fort de l'expression.
Elles permettent de saisir et de transformer le monde au nom de la volonté et de la
lucidité de l'individu. Ce dialogue s'inscrit dans l'anatomie par le retrait des maxillaires et
l'élévation de la face. Mais ce ne sont là que des ombres projetées par l'élément essentiel
constitué dans l'odyssée spirituelle : la pensée crée, provoque et relève les défis qu'elle va
chercher dans la nature afin de la vaincre ; sa propre part naturelle étant la première
victime de cette audace : nous n'acceptons pas d'être des « bêtes » !
Les premiers outils tiennent de cet acte démiurgique : ils alourdissent la
main, durcissent les ongles, impliquent un enchaînement de gestes créateurs constants.
Dès lors, l'homme triche avec sa propre nature : il en prolonge les aptitudes spontanées
par des aptitudes apprises. L'évolution supra-individuelle s'envole car désormais chaque
génération pourra à la fois reproduire et innover, dans la mesure où précisément les actes
nouveaux sont guidés par des combinaisons symboliques libres, et que leurs effets se
trouvent socialement gratifiés. À côté du mâle puissant, le savant ingénieux prend sa
place et sa justification. Une bombe fut larguée dans l'évolution culturelle lorsque la
maîtrise du feu fut assurée, un peu partout sur la Terre, vers la même époque au-delà du
million d'années. La volonté humaine possédait dès lors une arme absolue, et sa
métaphysique s'en est trouvée accrue, consolidée, confirmée. Guidée par la pensée, la
volonté s'imposait partout : lumière dans les ténèbres, chaleur dans le froid, emprise sur
l'attitude des autres, hommes et animaux confondus. La rétroaction fonctionnait en
plein : conçues par la pensée, les actions humaines matérialisaient leur puissance sur le
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