Page 70 - Le grimoire de Catherine
P. 70
LE VOL DE LA BELLE-DAME
Vous frissonnez d’aise, l’heure de l’apaisement déploie sur vous son tapis de minutes
sereines, voici venu le moment de parcourir le temps avec moi.
Je dois vous dire que j’ai décidé une bonne fois pour toutes de vivre libre, de survivre à
toutes les épreuves du temps, à toutes les lubies des hommes. Toutefois je ne peux
exister sans les autres, être étrangère à la Cité, je me construis d’échanges, de
différences. J’écoute, je participe, je m’enrichis, je construis mais quand mon ennemie,
la terrible Habitude, s’installe, je risque l’étouffement, la mort alors comme le dit André
Breton « Je ne veux pas changer les règles du jeu, je veux changer de jeu ».
Je suis arrivée à Fréjus, il y a bien longtemps, portée avec ferveur par les centurions
de César. Rapidement, je vis surgir un port pour la flotte prise à Cléopâtre, des arcs de
triomphe, des remparts protecteurs, des quartiers d’habitations avec leurs échoppes
d’artisans et surtout un théâtre.
C’est là que j’établis mon terrain de jeu.
Imaginez le spectacle. Au beau milieu des eucalyptus, du thym, du fenouil, ces
bâtisseurs, empilaient des briques de grès rouge, préparaient des colonnes de
marbre, du vrai marbre de Carrare ! Ils écrivaient leur histoire, laissaient à jamais leur
empreinte. Ils taillaient, polissaient, faisaient naître du ciseau, de la gouge, leurs dieux.
J’avais mes préférés parmi eux, Bacchus et Hermès.
Bacchus, comment lui résister ? Quel compagnon de jeu idéal !
Il vous suffit de vous rendre au musée de la ville. Vous le reconnaîtrez tout de suite. Cet
enfant au sourire espiègle, couronné de lierre, c’est lui. Attention ce n’était pas
n’importe qui, le fils du dieu de l’Olympe ! Même si jeune il était déjà porteur d’une foule
de projets comme planter de la vigne, enseigner l’agriculture, apprendre l’art d’extraire
le miel.
Que de galipettes avons-nous faites au milieu des herbes enivrantes ! Que de courses
aux chauves-souris sous les arcades en construction ! .Un vrai bonheur, ce
compagnon ! Nous rêvions d’un monde utopique dans lequel les filtres, les
tambourins remplaceraient les armes.
Pourquoi pas ! Voltaire le recommande bien « Chaque joueur doit accepter les cartes
que la vie lui distribue. Mais une fois qu’il les a en main, lui seul peut décider comment
jouer ses cartes pour gagner la partie » Ah ! Si l’humanité pouvait renoncer à la lutte
fratricide permanente peut-être pourrait-elle évoluer efficacement.
Mon autre compagnon fut Hermès, encore un fils de Zeus. Il venait souvent me
retrouver au théâtre, quittant son quartier du Clos de la Tour. C’est d’ailleurs là que les
archéologues ont extirpé sa statue de marbre. Il portait beau, ma foi ! J’aimais
beaucoup l’écouter, il avait des théories sur tout. Il disait connaître les arcanes du
commerce, savoir protéger les voyageurs, il murmurait qu’il connaissait même les
voleurs et qu’il était chargé de conduire les âmes aux Enfers. Quel puits de sciences !
Mais je dois l’avouer, il finit par me lasser.
66