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FRAGMENT TUÉ

        Je ne suis jamais parti en Grèce. D’ailleurs c’est pour moi un
        pays  lointain,   un  pays  dont  les   images  sont  des  ruines,   un
        monde obsolète, une étrange terre dont l’histoire a façonné la
        nôtre   et   dont   nous   sommes   redevables   de   tout   et   de   rien,
        comme un gigolo qui a sucé jusqu’à la moelle sa couguar.

        Je graisse mon dérailleur une nouvelle fois. Rien ne va plus.
        j’essaye de penser à autre chose pour me dégourdir l’esprit
        engourdit par l’angoisse lierre, l’anxiété cannibale. Il faut que
        je   franchisse   absolument   ce   col.   Je   dois   réussir.   Je   ne
        deviendrais pas le colosse aux pieds d’argile… surtout sur un
        vélo. Ah, la bonne blague… Ce n’est pas mes cent-dix kilos qui
        m’inquiète, c’est la colonne de blindées qui est en contre-bas
        et qui avance lentement mais sûrement. C’est vraiment pas de
        bol que je sois sur la même route qu’Eux.

        Rhodes n’est pas Rodez et ce n’est pas la porte à côté. Moi le
        franco-italien,   je   me   demande   encore   quelle   mouche   m’a
        piquée pour me retrouver dans une telle situation. La guerre
        oui, hors de ma frontière d’origine, non. Et pourtant, je me suis
        fait   embobiné   comme   résistant   et   par   des   concours   de
        circonstances que certains appels le hasard, me voici sur les
        hauteurs   de   la   route   du   littoral   nord-ouest   de   la   ville   de
        Rhodes. Et je me remets à pédaler, pédaler… il fait un tantinet
        frais en ce mois d’octobre 1943.

        Il   commence   à   faire   nuit…   l’étoile   polaire   me   fixe   comme
        l’inuit… je divague de fatigue… il ne reste que moi… j’ai la
        mort aux trousses… je veux sauver ma peau… la mitraille…
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