Page 218 - test
P. 218
FRAGMENT TUÉ
Je ne suis jamais parti en Grèce. D’ailleurs c’est pour moi un
pays lointain, un pays dont les images sont des ruines, un
monde obsolète, une étrange terre dont l’histoire a façonné la
nôtre et dont nous sommes redevables de tout et de rien,
comme un gigolo qui a sucé jusqu’à la moelle sa couguar.
Je graisse mon dérailleur une nouvelle fois. Rien ne va plus.
j’essaye de penser à autre chose pour me dégourdir l’esprit
engourdit par l’angoisse lierre, l’anxiété cannibale. Il faut que
je franchisse absolument ce col. Je dois réussir. Je ne
deviendrais pas le colosse aux pieds d’argile… surtout sur un
vélo. Ah, la bonne blague… Ce n’est pas mes cent-dix kilos qui
m’inquiète, c’est la colonne de blindées qui est en contre-bas
et qui avance lentement mais sûrement. C’est vraiment pas de
bol que je sois sur la même route qu’Eux.
Rhodes n’est pas Rodez et ce n’est pas la porte à côté. Moi le
franco-italien, je me demande encore quelle mouche m’a
piquée pour me retrouver dans une telle situation. La guerre
oui, hors de ma frontière d’origine, non. Et pourtant, je me suis
fait embobiné comme résistant et par des concours de
circonstances que certains appels le hasard, me voici sur les
hauteurs de la route du littoral nord-ouest de la ville de
Rhodes. Et je me remets à pédaler, pédaler… il fait un tantinet
frais en ce mois d’octobre 1943.
Il commence à faire nuit… l’étoile polaire me fixe comme
l’inuit… je divague de fatigue… il ne reste que moi… j’ai la
mort aux trousses… je veux sauver ma peau… la mitraille…